Le virus de la sécurité par Christian Demonchy

La face cachée du chikungunya

Le chikungunya ne se contente pas de transmettre le virus d’une mauvaise grippe. Il transmet aussi le virus de la sécurité. Mais le moustique n’opère pas seul. Il s’acoquine à une bande de complices, non moins célèbres que lui : la grippe aviaire, le terrorisme, la montée du cours du blé, le sida, la délocalisation, la délinquance des mineurs, le prix du baril de pétrole, le réchauffement climatique, la pédophilie et quelques autres qui émergent au gré de l’actualité comme récemment la crise de la finance, du crédit et de l’économie.

Le virus de la sécurité doit sa puissance exceptionnelle de propagation au déni dont il fait l’objet. Le déceler paraît mission impossible sinon inconvenante car il se cache derrière des insécurités réelles, observables, quantifiables, derrières des victimes parfaitement identifiées, homologuées, témoins incontestables des risques et menaces qui nous guettent et plaidant pour la sécurité.
Le chikungunya est un agent double : il transmet officiellement un virus qui menace la santé publique et profite de ses entrées médiatiques pour en glisser un autre de tout autre nature. Ce virus de l’ombre infiltré dans tous les réseaux d’information s’attaque à toute philosophie politique qui ne serait pas défensive, légitimée par la réalité d’insécurités dûment constatées. Il se manifeste d’abord par des demandes chroniques et croissantes de sécurité adressées aux pouvoirs publics et que l’offre politique se promet de satisfaire. Le virus phagocyte la pensée politique et la stérilise. A la question « Dans quelle société entendons-nous vivre ? » (point 8 du texte d’Alain Cugno sur le rapport Bauer) se substitue « Comment protéger la société ? ». La notion même de projet de société est ridiculisée face à l’urgence de sa protection. Le décèlement de ce qui la menace dans l’état actuel des chose annihile toute tentative d’imaginer un nouvel état des choses.
La malignité du virus est telle qu’il fait croire à la vitalité du débat démocratique alors qu’il le confine sur son terrain de prédilection. Il est ainsi à l’origine du débat entre les « angéliques » qui dénient l’importance de la délinquance et les « catastrophistes » qui la dramatisent. Il s’est conclu par une sorte de juste milieu qui fait l’ « éloge de la sécurité » (titre d’un ouvrage de Didier Peyrat) et accuse la délinquance de menacer la démocratie ! ( Le terme de « voyoucratie » utilisé notamment par Nicolas Sarkozy exprime clairement cette menace). C’est déguisé en défenseur de la démocratie que le virus s’acharne à son dépérissement.

Le rapport à la politique du citoyen contaminé est entièrement déterminé par deux types de sécurité. La première est celle que seuls les experts peuvent lui garantir, sa protection contre le chikungunya et ses acolytes. La seconde est la sécurité dont il est personnellement responsable dans sa sphère privée. A titre d’exemple, le gouvernement actuel s’engage à mobiliser tous ses spécialistes pour lui garantir la première ( « on va vous débarrasser de cette racaille » etc.) et lui donne la liberté ( libéralisme ???, respect des libertés individuelles ???) de prendre toute initiative pour améliorer sa vie personnelle et celle de sa famille : liberté de travailler plus pour améliorer son ordinaire ( les grèves des cheminots en 2007 seraient ainsi des « prises d’otages » des travailleurs et une atteinte aux libertés fondamentales), liberté de choisir la meilleure école pour ses enfants (afin de sécuriser leur avenir), liberté de léguer à sa descendance son patrimoine sans prélèvement fiscal, d’établir un plan de financement de sa retraite comme bon lui semble, d’assurer au mieux ses risques maladie, décès, invalidité, auto etc.
La frontière entre la sécurité que le citoyen est impuissant à assurer et celle qui le responsabilise est évidemment variable. La stratégie politique va de pair avec la stratégie de sécurité. L’offre politique, adaptée à la majorité des citoyens atteints par la pandémie, se différencie selon la classification de ces multiples sécurités dans l’une ou l’autre famille. Elle n’est pas la même pour la majorité et l’opposition, peut varier à l’intérieur d’un même parti et en fonction de l’actualité (le gouvernement se voit aujourd’hui contraint de sécuriser l’épargne). _ Mais, quoiqu’il en soit, le citoyen contaminé n’est responsabilisé que pour son intérêt propre et sa participation n’est jamais requise dans l’élaboration d’un projet de société. Le virus de la sécurité a stérilisé la participation démocratique (« démocratie participative » est un pléonasme à méditer…).

Si nous voulons renforcer nos défenses immunitaires, ou tout au moins en préserver quelques unes, il me semble urgent de déceler le plus précocement possible la présence du virus dans toute initiative qui touche à la sécurité.
La mission Bauer, dont le rapport du 20 mars 2008 est intitulé « Déceler-Etudier-Former : une voie nouvelle pour la recherche stratégique. Rapprocher et mobiliser les institutions publiques chargées de penser la sécurité globale » mériterait donc d’être analysée, vu l’ampleur du projet qu’elle envisage, par toute une équipe de chercheurs. N’étant pas chercheur moi-même, je me contenterai de soulever quelques points suspects. Il n’est bien sûr pas question de mettre en cause la réalité des dangers listés dans le rapport puisque cette réalité est la condition préalable du développement du virus, ni de contester l’utilité d’y faire face et d’améliorer les coopérations internationales. Pas question non plus de douter de la compétence des experts qui seraient en charges d’étudier ces dangers (je suis d’ailleurs incompétent pour en juger) ou de l’honnêteté intellectuelle de ceux qui voudraient participer au conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégique ( je pense à Frédéric Ocqueteau qui s’est expliqué sur ce sujet).
Il n’est question ici que d’un dépistage, d’ailleurs très incomplet, de ce qui pourrait présenter des risques et des menaces de dépérissement démocratique.

Trace de la présence du virus de la sécurité dans la mission « Bauer »

Pour justifier politiquement la nécessité de créer cette nouvelle structure d’étude et de formation pour la recherche stratégique, le rapport s’appuie très curieusement sur l’honorable Tocqueville :  » A tort ou à raison et dans tous les domaines, les Etats modernes s’obligent à promettre sans cesse plus de sécurité à leurs citoyens. La peur des risques et de l’inconnu se développe en proportion« .
Comme l’écrivait Tocqueville : « Le gouvernement ayant pris la place de la providence, il est naturel que chacun l’invoque dans ses nécessités particulières » » (p.22). Sans être un inconditionnel de Tocqueville, sa pensée sur la démocratie mérite de ne pas être tronquée à ce point. Cette citation fait un constat certes pertinent mais que son auteur associe à un risque de dérive de la démocratie, celui de « l’individualisme ».
L’antidote qu’il préconise est ce qu’il appelle « l’égalité politique ». Bien qu’il distingue « les grandes affaires » qui relèvent de la prérogative des gouvernants des petites qui se règlent au niveau local, le principe d’égalité politique peut s’appliquer très efficacement dans les Etats Unis du début du 19ème siècle où la plus grande partie de ce qui règle la vie des citoyens est décidé et contrôlé au niveau des communes et des comtés. Du fait de la « globalisation », cette partition entre grandes et petites affaires menace aujourd’hui très sérieusement la participation démocratique ( les citoyens américains commencent peut-être seulement à douter de son efficacité politique…). A suivre cette logique, le citoyen lambda n’aura bientôt plus en matière de vie publique qu’à se préoccuper avec ses proches voisins de contrôler le nettoyage du trottoir de sa rue et à élire périodiquement comme chef d’Etat celui qui lui paraîtra, à travers ses discours, le meilleur gestionnaire de crises, qu’il sera au demeurant dans l’incapacité complète de comprendre. Je soupçonne très fortement le virus d’avoir gommé cette partie de la pensée tocquevillienne qui aurait eu l’avantage, ou l’inconvénient selon le point de vue, d’alerter sur les risques démocratiques de cette nouvelle structure.
Car la philosophie sous-jacente du rapport s’inscrit dans la dangereuse tendance d’augmenter l’impuissance du citoyen sur les grandes affaires sous prétexte de le sécuriser et de renforcer ainsi la paranoïa qu’il fait mine de soigner ( je rejoins ici tout à fait le point 15 d’Alain Cugno).

Concernant le ralliement philosophique à la tendance actuelle, le virus a laissé imprudemment une trace de sa présence dans la référence aux « trente six stratagèmes, traité secret de stratégie chinoise » (p.23). Ce n’est pas l’origine chinoise mais le mot « secret ». Lorsqu’on le rapproche de « l’esprit de défense » (p.18), de « la culture du renseignement » (p.30) et de la recommandation d’inculquer « la méthode » aux dirigeants d’administration (« Elle doit donc faire partie de l’outillage intellectuel de tous les dirigeants d’administration. Rien de tel à l’ENA… », p.23), il est permis de craindre que le fossé ne se creuse entre les élites responsables des grandes affaires (économie, terrorisme, géopolitique etc.) et le simple citoyen. Je ne suis pas allergique aux élites, au contraire.
C’est pourquoi, sans être opposé à ce qu’ils soient initiés à l’esprit stratégique, je ne souhaite pas que ce soit aux dépens de la culture de projet de société qui nécessite une ouverture intellectuelle au moins aussi indispensable à la position qu’ils occupent. Aux intellectuels en général et aux chercheurs en particulier, la mondialisation pose un immense défi démocratique : comment élaborer des problématiques qui puissent pénétrer dans le débat public ? Il ne s’agit pas de vulgarisation ou de pédagogie, encore que je n’y sois pas hostile, sauf lorsque la pédagogie prend des allures de propagande adressée à des ignorants. Je veux parler de problématiques qui nécessitent véritablement la participation d’un grand nombre de citoyens et de débats pour résoudre certaines questions. Sans doute me dira-t-on que les recherches envisagées ici ne sont pas secrètes. C’est vrai, chaque citoyen peut avoir accès au rapport annuel de 500 pages de l’OND…

Suspect aussi est l’adjectif « globale » qualifiant la sécurité qui émane de la fusion des instituts concernés par la mission. On pourrait croire naïvement que la volonté politique de protéger nos concitoyens est si grande et si louable qu’elle englobe toutes les insécurités qui nous menacent. Mais alors, pourquoi n’avoir pas intégré la sécurité de l’emploi, la sécurité de l’accès aux soins, la sécurité de logement, la sécurité financière…, qui sont tout aussi dépendantes de la globalisation ? Question probablement saugrenue pour les familiers aux notions de « défense » et de « sécurité intérieure » mais qui interroge sur ce qui distingue le type de sécurités sélectionnées dans la mission avec les autres ?
Il existe un rapport réel entre l’agression d’une puissance étrangère, le chikungunya et le terrorisme. Ils sont physiquement identifiables, nous menacent physiquement et réclament une riposte physique. Ils sont étrangers à notre société et ne peuvent être que traités en ennemis à éradiquer. Une nécessité aussi urgente échappe généralement au débat démocratique. Mais cette spécificité, qui justifie le mieux la méthode stratégique proposée par la mission n’est pas celle de toutes les situations traitées par les instituts (par exemple, les gendarmes et les policiers sont rarement confrontés à des terroristes). _ La distinction faite par Frédéric Ocqueteau entre ennemi et adversaire est essentielle (la note que j’avais adressée à Tétra le 12.12.07 avant d’avoir lu le rapport dénonçait également cette confusion prévisible). La séparation des structures militaires et policières dans l’organigramme général est sans doute un moindre mal mais le mal subsiste. Ainsi, dans l’introduction du rapport, Alain Bauer écrit : « Les outils proposés par ce rapport sont volontairement neutres. Ils ne définissent pas la volonté politique des élus de la Nation. Chacun conservant naturellement sa liberté de critique ou d’approbation hors du cadre de la mission » (p.12). Les outils, décèlement précoce et stratégie, sont effectivement neutres (je n’ai aucune critique à formuler sur la méthode) mais ils ne sont que partiellement adaptés aux domaines inscrits dans le cadre. L’association des outils à ce cadre n’est pas neutre : elle révèle au contraire une politique déterminée à étendre le champ d’application de la stratégie à des domaines où elle est inadaptée ou très loin de suffire, notamment la délinquance.
Il y a fort à craindre que la méthode imposée de stratégie ne mette la justice sous la coupe de la sécurité.

La fonction de la justice n’est pas d’assurer la sécurité des citoyens.

Le virus de la sécurité n’a eu aucune peine à contaminer le domaine judiciaire en injectant l’idée que sa fonction est d’assurer la sécurité des citoyens, et je prends des risques en contestant cette vérité sécurisante.

La fonction de la justice est de faire respecter les lois en vigueur. A cet objectif concourent ceux qui découvrent, identifient et enregistrent les infractions, ceux qui les jugent et ceux qui exécutent les mesures décidées par le jugement. Y participent également des instituts, des écoles, des observatoires, des maisons de justice, des associations, des chercheurs, etc. Une myriade d’organismes pour une unique fonction clairement définie : faire respecter les lois.
Cette fonction existe depuis l’origine des sociétés humaines car c’est l’organe vital qui contraint l’individu à la vie sociale. Ce caractère contraignant peut aussi s’appeler « pouvoir ». Qu’il soit incarné ou pas (il ne l’était pas dans certaines sociétés primitives), le pouvoir ne peut exister sans cette fonction de faire respecter ses lois, et, inversement, faire respecter les lois implique un certain pouvoir. Il est paradoxal que cette fonction vitale n’ait pas de nom (celui de justice n’évoque pas la police et pas forcément celui de certaines associations) et qu’elle soit exercée par autant de ministères : Justice, Défense, Intérieur (au 19ème siècle, le bagne était sous l’autorité du ministère de la Marine). Sans doute, des notions aussi disparates que la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la justice sont en partie responsables, mais en partie seulement, de cet éclatement. Toujours est il qu’il n’est pas facile d’y voir clair dans cet imbroglio où les mots changent souvent de signification et sont parfois absents.
Appelons donc « justice » ce complexe qui fait respecter les lois et voyons ce qu’elle représente en démocratie.

J’entends souvent dire que la justice est un des piliers de la démocratie. Erreur, la justice est le pilier essentiel de tous les régimes politiques. Une dictature a encore plus besoin de la justice pour faire obéir à ses lois. Ce qui diffère en démocratie, c’est que le citoyen, qui approuve ou non les lois qu’il doit respecter, a la possibilité de participer à leur élaboration. Le caractère contraignant de la justice est ce qui le met en prise directe avec les règles sociales (autrement dit « le politique ») qui limitent ou encadrent ses libertés individuelles. A la responsabilité individuelle de l’infracteur dans la commission de son acte s’ajoute la responsabilité collective dans l’élaboration des lois et leur application, notamment de celles qui régissent le fonctionnement de la justice. L’individu est responsable de ce qu’il fait, la communauté des citoyens est responsable de ce qu’elle lui fait, ainsi qu’à ses proches, aux victimes et au public témoin de ses actions. C’est cette double responsabilité, individuelle et collective, qui constitue la spécificité démocratique.
Il ne s’agit donc pas, pour la collectivité, uniquement de déceler des possibilités d’infractions et de mettre en pratique une stratégie pour les prévenir ou les sanctionner, mais d’inscrire ses actions judiciaires dans un projet de société.

L’objectif de la mission Bauer, axée sur la sécurité et la stratégie, n’est évidemment pas d’ouvrir sa problématique sur des projets de société, d’autant qu’elle prétend à la neutralité. On remarque au passage qu’elle n’intègre que le domaine pénal de la justice parce que c’est celui qui permet le mieux au virus de la sécurité de se développer, par la confusion qu’il crée entre crime et terrorisme. Même si ce domaine a le mérite d’être entendu dans la totalité de la chaîne pénale, on peut craindre que les recherches admises dans cette structure ne soient celle qui répondent à son objet : la recherche stratégique.

Il est vrai que sous le terme « criminologie » chacun a la liberté d’y mettre ce qu’il veut. Mais dans le cadre imposé par la mission, le criminologue n’est-il pas le spécialiste le plus contaminé par le virus, celui qui, au nom de la sécurité, pourrait imposer sa stratégie au juge, au psychiatre et au citoyen (notamment dans les mises en centre de rétention de sûreté) ?


P.S. :
Mission Bauer vue par Rue89

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