Intervention de Sergio Coronado sur le projet de loi sur le Renseignement

Madame la présidente, madame la garde des sceaux, messieurs les ministres, messieurs les rapporteurs, chers collègues, le projet de loi relatif au renseignement qui est soumis à l’examen du Parlement n’est pas un texte de circonstance. La nécessité d’un encadrement de l’activité de la communauté du renseignement est une urgence et, d’ailleurs, une impérieuse nécessité.

Il est en effet vrai que notre pays accuse un retard par rapport aux autres démocraties occidentales. Le rapport présenté par notre rapporteur le met en évidence et le souligne justement : les services de renseignement disposent aujourd’hui de moyens juridiques morcelés, issus d’une lente sédimentation de dispositions législatives, sans cadre général.

Il y a la loi du 10 juillet 1991 qui offre un cadre juridique aux interceptions de sécurité, celle du 23 janvier 2006 sur l’accès aux données de connexion pour la prévention du terrorisme, et celle du 18 décembre 2013 qui unifie les régimes d’accès aux données de connexion et la géolocalisation en temps réel, et, enfin, les lois de 2012 et de décembre 2014 destinées à lutter contre le terrorisme, sans oublier l’article 20 de la loi de programmation militaire et son un dispositif unifié de recueil administratif des données de connexion.

L’urgence de légiférer est donc une réalité. Soustraire bon nombre de pratiques à l’illégalité et aux zones grises, comme l’on dit, est une nécessité.

Légaliser toutes les pratiques, est-ce, pour autant, une bonne décision ? Est-on sûr que l’encadrement proposé aujourd’hui interdira demain toute dérive ? Est-on sûr que toutes les pratiques et tous les dispositifs de surveillance qui existent seront demain encadrés par le texte dont nous débattons ? Légaliser des pratiques ayant cours les rend-elles plus efficaces ? La technique met-elle un terme aux dysfonctionnements des services qui ont joué un rôle extrêmement important dans l’échec de la capture de celles et de ceux qui ont commis les attentats du mois de janvier ? La lecture d’un quotidien du soir me conduit à en douter sérieusement.

Une loi-cadre eût même été nécessaire, mais ce choix-là n’a pas été fait. C’est donc un texte qui ne se limite aucunement à la lutte contre le terrorisme, mais qui vise des champs plus vastes – économiques, politiques, diplomatiques – de l’organisation sociale et de nos institutions.

Force est de constater que les mauvaises habitudes créent une tradition, et il faut le regretter. Le texte de 1991 sur les interceptions de sécurité, déjà présenté par et au nom du Premier ministre, avait également été examiné en procédure accélérée.

Et puisque vous avez beaucoup cité, monsieur le rapporteur, permettez-moi de citer à mon tour. Je me souviens, monsieur le président de la commission des lois, que dans une lettre adressée au président Bartolone, vous regrettiez, à juste titre, qu’avec la procédure accélérée les Français soient privés des conditions d’un véritable débat public et d’un débat parlementaire serein. « Finalement, c’est le Parlement en son entier qui en souffre, car de telles conditions d’examen ne permettent pas aux parlementaires de travailler de manière satisfaisante », écriviez-vous.

Et dans une note sur l’agonie du Parlement, vous souligniez à propos de ce même mécanisme qu’il « est si souvent appliqué depuis le début de la XIIIe législature qu’on en viendrait presque à le considérer comme un outil de droit commun ». Vous ajoutiez : « Parce qu’elle bride la capacité du Parlement à organiser en son sein la navette, une telle faculté, dans l’esprit du constituant, ne devait être qu’exceptionnelle ». Vous regrettiez, enfin, que « cette procédure soit devenue une commodité dont le Gouvernement abuse ». Vous le dénonciez sous la précédente majorité, et vous y voyiez l’ombre d’un président qui n’aimait pas le Parlement. Il est désolant que ce que la majorité d’aujourd’hui dénonçait quand elle était dans l’opposition hier soit devenue pratique courante.

Sur un texte d’une telle importance, l’examen au pas de charge qu’organise la procédure accélérée est une erreur et, je l’ai dit, presque une faute.

Mes chers collègues, renforcer et encadrer les services de renseignement nécessite de concilier l’efficacité en matière de sécurité et les exigences de la légitimité démocratique. Et il est vrai que l’équation n’est pas simple et que la frontière entre surveillance et contrôle est parfois ténue.

Magistrats, juristes et associations mais aussi certains acteurs de l’économie numérique, s’inquiètent légitimement des conséquences du texte. Nils Muižnieks, le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, dénonce « un climat social dangereux au sein duquel chacun pourra être considéré comme un potentiel suspect ». La CNIL s’inquiète des « mesures de surveillance beaucoup plus larges et intrusives » et s’interroge sur le contrôle de ces fichiers.

Le texte fait débat, et ce débat doit faire l’objet de la part du Gouvernement et du rapporteur de considération et de réponses précises. Les qualificatifs qui dénigrent ne sont pas une bonne invitation à un débat serein.

La lecture de ce projet de loi montre qu’il comporte en réalité deux grands volets, que l’on a parfois tendance à confondre.

Le premier organise le cadre administratif et juridique qui doit désormais encadrer les activités des services de l’État. Ce volet aurait pu à lui seul justifier un texte de loi. Il doit encore être précisé. Les finalités doivent être clarifiées davantage. C’est le sens d’un certain nombre d’amendements déposés par le groupe écologiste à la fois sur le périmètre des finalités assignées aux services de renseignement et sur la composition de la future CNCTR.

Le second volet détaille quelques techniques spéciales et organise leur mise en œuvre et leur contrôle. Les dispositions concernant les nouvelles possibilités de recueil technique du renseignement sont clairement des réponses conjoncturelles aux événements et à la menace terroriste, et leur opportunité tout comme leur efficacité doivent être débattues.

Si elles étaient adoptées, elles seraient d’ailleurs certainement révisées par des textes ultérieurs, tant il est vrai que les techniques et leurs cadres d’usage en ces domaines évoluent, comme le montre notamment l’exemple du recueil des métadonnées, dont le régime législatif a plusieurs fois évolué depuis la loi de 2006 contre le terrorisme, jusqu’à ce projet de loi, en passant par la loi de programmation militaire votée l’an dernier. C’est sans doute le sens de l’évaluation annoncée par le Premier ministre tout à l’heure à la tribune.

À l’inverse, les dispositions de l’article 1er du projet de loi, qui instaure un cadre général du renseignement d’État, sont des règles structurantes, conçues et débattues depuis quelques années, non pas en très grand comité mais en particulier sous la houlette du rapporteur, règles qui ont vocation à une certaine pérennité.

Sur les nouvelles possibilités de recueil technique du renseignement, le débat est vif et c’est justifié. Le Gouvernement ne souhaite pas organiser une surveillance de masse, nous dit-on. Soit. Il n’en demeure pas moins que les outils techniques qui figurent dans le présent texte représentent des possibilités de recueil technique de données, de métadonnées de très grande ampleur, si ce n’est de masse.

De ce point de vue, l’avis rendu par la commission mixte sur les libertés numériques, à laquelle j’appartiens et qui a été mise en place par le président de l’Assemblée nationale, est éclairant. Dans sa recommandation sur le projet de loi, cette commission de réflexion et de propositions a mis en garde contre le risque d’aller, pas à pas, d’une surveillance ciblée à une surveillance généralisée. Rappelons que la légalisation de pratiques de surveillance jusqu’alors peu encadrées ne doit pas être l’occasion d’étendre à l’excès le périmètre de cette surveillance, à moins de remettre en cause l’équilibre entre les libertés fondamentales à protéger.

Le caractère fondamental du droit à la protection des données à caractère personnel et la nécessaire subsidiarité de toutes les mesures de surveillance, qui impose de limiter les atteintes aux libertés individuelles aux cas où le but poursuivi ne peut être atteint par un autre moyen moins intrusif, ont été particulièrement soulignés par la commission car il est important que les activités de renseignement soient proportionnées à un nombre limité et précisément défini de finalités.

Mes chers collègues, ce texte élargit significativement le champ actuel des interceptions de sécurité et du recueil administratif des métadonnées.

Pour les interceptions de sécurité, le texte étend très largement ces interceptions non plus, comme actuellement, aux seules personnes ayant un lien personnel et direct avec une infraction présumée, mais à l’ensemble des personnes appartenant à l’entourage de la personne visée lorsqu’elles sont susceptibles de jouer un rôle d’intermédiaire, volontaire ou non, pour le compte de celle-ci ou de fournir des informations sur l’une des finalités de l’interception.

Ce projet de loi modifie les conditions d’utilisation des techniques actuelles et autorise de recourir à de nouveaux dispositifs jusqu’à présent réservés aux services de police judiciaire.

Pour l’ensemble des finalités des activités de renseignement, le texte permet la géolocalisation administrative en temps réel d’une personne, d’un véhicule ou d’un objet, et l’utilisation en cours d’opération de dispositifs mobiles de proximité de captation directe de certaines métadonnées avec le dispositif dit IMSI catcher. Il permet également, au moyen des sondes, pour les seuls besoins de la prévention du terrorisme, le recueil en temps réel, sur les réseaux des opérateurs de communications électroniques, des données de connexion de personnes préalablement identifiées comme présentant une menace.

Il n’est pas prévu que ces dispositifs administratifs soient assortis de garanties équivalentes à celles qui sont prévues pour les professions protégées par le code de procédure pénale lorsqu’ils sont mis en œuvre dans un cadre judiciaire. C’est d’ailleurs un point qu’il faudra clarifier au cours du débat.

De surcroît, à des fins de prévention du terrorisme, le texte permet l’exploitation, par les opérateurs de communications électroniques et les fournisseurs de services, des informations et documents traités par leurs réseaux, avec la détection de signaux faibles par la pose de boîtes noires chez les opérateurs, afin de révéler une menace terroriste sur la seule base de traitements automatisés d’éléments anonymes.

Or l’usage préventif de sondes et d’algorithmes paramétrés pour recueillir largement et de façon automatisée des données anonymes afin de détecter une menace terroriste provoque des inquiétudes justifiées et légitimes. L’argument selon lequel cette surveillance porte initialement sur des données anonymes, traitées de façon automatique et algorithmique, ne saurait offrir de garanties suffisantes. Rappelons aussi que les données livrent parfois davantage d’informations que les contenus eux-mêmes.

Le texte porte également de dix jours à un mois la durée de conservation des interceptions, augmentation qui avait été pourtant rejetée au cours des débats sur la loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme. La durée de conservation des données techniques de connexion recueillies par les services de renseignement est également augmentée, passant de trois à cinq ans.

Le recours à ces nouvelles technologies suscite donc une opposition argumentée, nullement fantasmée.

D’autres dispositions ne peuvent rester en l’état, la mise en place d’une immunité pénale pour les agents agissant à l’étranger, l’affaiblissement des garanties de contrôle dès lors que la surveillance concerne des flux avec l’étranger, ou encore l’absence des garanties pour les professions protégées, la durée de conservation et l’établissement de fichiers.

De même, nous ne considérons pas que les possibilités de recours, sous forme de réclamation et ensuite devant une formation spéciale du Conseil d’État, soient réellement effectives.

Enfin, assimiler l’administration pénitentiaire à un service de renseignement est une voie périlleuse.

Nous avons quelques jours pour améliorer le texte, assurer un équilibre juste entre sécurité et protection des libertés. Notre vote dépendra de la capacité du Parlement à faire évoluer ce texte.

Remonter