La réécriture des régles pénitentiaires européennes
1. Les règles pénitentiaires européennes sont élaborées, au sein du Conseil de l’Europe, par le Comité de coopération pénologique et pour le Comité des Ministres. Les premières règles remontent à 1973 et sont la version européenne des règles minima pour le traitement des détenus, adoptées par les Nations unies en 1955. Elles ont été révisées en 1987, et c’est cette version qui est en vigueur actuellement.
2. Les sources utilisées, outre le texte des Nations Unies, sont les rapports que le CPT (Comité européen pour la prévention de la torture) diffuse auprès des États membres, après ses visites dans les établissements européens. Il existe depuis 1987. Travail en boucle, puisque le CPT est aussi une instance qui fonctionne en connaissant les règles pénitentiaires européennes. Il y aurait d’ailleurs semble-t-il une harmonisation à faire. A quoi s’ajoutent les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, lorsqu’elle est saisie pour des affaires de traitements inhumains ou dégradants ayant eu une prison pour cadre.
3. Il existe aussi des Règles européennes sur les sanctions et mesures appliquées dans la communauté qui datent de 1992. Elles ne peuvent pas être ignorées des règles pénitentiaires. Nous aurons l’occasion de revenir là-dessus, parce que la tendance de la prison à fonctionner selon sa propre logique, indépendamment de sa fonction telle qu’elle est voulue par le législateur, est un problème majeur.
4. Les règles pénitentiaires européennes n’ont pas de pouvoir coercitif, mais leur puissance d’interpellation est considérable. D’autant plus considérable cependant qu’on les connaît ; que les connaissent ceux qui doivent les connaître. On reste pantois devant le rapport Warsmann ; avec toutes les qualités qu’on lui reconnaît, il ne fait pas une seule référence à l’Europe et aux règles pénitentiaires.
5. Il convenait de récrire ces règles. Le projet est en cours d’élaboration. Il en est à la publication d’un texte dit « consolidé » accompagné de son commentaire. Les motifs de sa réécriture méritent cependant d’être évoqués un peu plus en détail, parce qu’ils ont eu une influence notoire sur le contenu même du nouveau projet.
6. Le premier de ces motifs est bien sûr que la révision en est prévue statutairement et que les échéances sont dépassées.
7. Mais d’autre part, il y a eu des changements politiques, sociaux et économiques extrêmement profonds. Faut-il rappeler 1989, le 11 septembre 2001 et l’intégration de nombreux nouveaux pays ? La population carcérale s’en est trouvée modifiée, la criminalité également – et les nouveaux pays sont arrivés avec sans doutes plus de problèmes de tous ordres en ce domaine que de solutions. Nous ne sommes plus tout à fait dans le même monde qu’en 87.
8. Or, si l’on met les règles de 1987 en face de cette réalité, on constate qu’elles présentent un certain nombre de défauts et de carences.
9. Ce sont des textes de consensus qui ne pouvaient pas engager la discussion sur le terrain réellement politique – alors que ce sont de problèmes politiques dont il est question.
10. Leur origine même les orientaient vers une compréhension issue des Nations Unies en termes de minima, de profil bas.
11. Il en résulte qu’elles « ne faisaient que » produire les conditions nécessaires au respect des droits de l’homme dans le champ carcéral. C’est énorme et essentiel. Mais du coup, elles laissaient totalement hors de prise le point non moins essentiel de l’inscription des administrations pénitentiaires dans la politique pénale des pays. Ou, si l’on veut, la fonction de la prison n’étaient pas prise en compte dans les règles pénitentiaires.
12. C’est ainsi que les règles paraissent moins être des règles pénitentiaires que des interpositions humanitaires entre des belligérants. Du coup elles s’affaiblissent elles-mêmes puisque alors les administrations pénitentiaires sont parfaitement en droit de dire : « Laissez-nous faire notre travail, l’un des plus difficiles qu’on puisse concevoir, nous tiendrons compte de vos louables efforts quand nous en aurons le temps et surtout les moyens et la possibilité ».
13. De là un certain nombre de silences ou de quasi silences des règles de 1987, sur le crime et le délit comme tels, les victimes, les prévenus, le sens de la sanction pénale.
14. Les conventions pour limiter les horreurs guerrières ne peuvent pas passer pour des traités de stratégie. Pas plus, les instructions pour limiter les dégâts de la prison ne peuvent passer pour des règles pénitentiaires. Étrange situation : défense des droits de l’homme, elles laissaient cependant les A.P. en face du vide quant à leur tâche propre ; alors même qu’ici les droits de l’homme en prison sont le cur de la tâche des A.P. ! Il fallait combler ce vide, restaurer la situation : non plus dire les droits en termes de limitation, mais en termes de règles pénitentiaires.
15. Or, il faut bien constater que l’ampleur du défi a été interprétée par les rédacteurs comme une obligation non pas d’atténuer les aspérités et les exigences, non à se diriger vers un affaiblissement des règles pour les rendre réalistes et compatibles avec la situation souvent dramatique des nouveaux États européens, mais à sortir par le haut et à augmenter les exigences.
16. Le principe de base que constitue la règle 4 fait obligation de ne pas tenir le manque de ressources d’un État pour un motif dérogatoire suffisant.
17. On assiste en fait à un affinement considérable de la précision des textes et plus encore à ce qu’on pourrait appeler leur retournement intentionnel : non plus définir des minima et interpréter la situation en termes de limitation des dégâts, mais au contraire adopter une interprétation offensive.
18. Par exemple la règle 2 (le second principe de base !) exige la conservation de tous les droits qui n’ont pas été explicitement supprimés par la condamnation. Fin de la théorie des restrictions implicites, elles doivent être élevées jusqu’à l’explicite.
19. C’est ainsi également que le rôle ambigu du médecin au mitard est levé et comme retourné en 50.4 : non pas s’engager pour dire que la sanction peut être supportée, mais pouvoir demander à ce qu’elle soit levée. Le serment d’Hippocrate qui veut que le médecin soit systématiquement du côté de son patient est moins mis à mal.
20. Une réponse est déjà plus qu’esquissée pour que s’engage, dans la prison comme telle, un réflexion sur la nature même du crime et du délit autrement qu’en termes de pure et simple réinsertion à l’issue de la peine.
21. Le nouveau préambule rappelle que la peine d’emprisonnement est une mesure de dernier recours. Il considère donc qu’il est dans la nature de la prison qu’on doit y trouver le minimum de personnes possibles et que cela affecte jusqu’à son fonctionnement interne.
22. La règle 101.1 invite les détenus à « une vie responsable et exempte de crime ». Ce qui n’était pas le cas auparavant. La formulation était moralisatrice et parlait d’amendement.
23. Mais l’on peut lire aussi dans les nouvelles règles la prise en considération globale de ce qu’est une prison : quand nous avons réfléchi, à la FARAPEJ, sur ce que pouvait bien être, en dernier ressort, une prison en démocratie, nous sommes parvenus à la formule un peu étonnante suivante : des centres de réflexion sur ce qu’est la privation de liberté. Or, le texte proposé pour 2006 va résolument dans ce sens.
24. Règle 70.2, le personnel pénitentiaire est invité à avoir une idée claire du but poursuivi par l’institution dans laquelle il travaille. Les commentaires parlent de « déontologie », il faut aller plus loin. C’est une question de professionnalisme.
25. Règle 88.1 il est fait obligation à l’Administration pénitentiaire d’informer le public de ce qu’elle fait. Non pas pour lui rendre des comptes, mais pour que l’opinion publique sache ce qui se passe de sorte que ce ne soit pas seulement les situations de crises qui soit médiatisées, mais tout le travail. Ainsi dit le commentaire la tâche des agents de l’A.P. sera facilitée et clarifiée. Certes, mais là encore le texte va plus loin que son commentaire : la société civile a besoin d’intégrer dans sa réflexion et dans ses réflexe ce que l’A.P. sait, et qu’elle est la seule à pouvoir savoir, sur tout un aspect de la réalité. L’A.P. est un centre de recherche public.
26. D’ailleurs, il est dit par la règle 89. que les A.P. doivent soutenir un programme de recherche et d’évaluation portant sur le but de la prison, son rôle en démocratie et la mesure dans laquelle elle y réussit. C’est central. C’est la vraie tâche, à laquelle toutes les autres doivent se subordonner.
27. Vont dans ce sens plusieurs règles, et non des moindres infiltrant le fonctionnement même de la prison. La 47.1 et 2, écrit que « les détenus doivent être autorisés à se réunir pour débattre de questions d’intérêt commun » et que « Les autorités pénitentiaires doivent encourager les comités représentant les détenus à communiquer avec elles concernant les modalités de l’emprisonnement ». Et ces mesures fracassantes ne sont pas des concessions écrites dans un coin, et rajoutées pour faire bien ; elles sont en bonne place au cur du plus difficile de la fonction de surveillance : dans les mesures à prendre pour que règnent le bon ordre et la sécurité (Partie IV Bon ordre).
28. La 48.1 et 2 développe des considérations sur la sécurité dynamique et la sécurité passive ou statique, déclarant la sécurité dynamique plus efficace parce qu’elle met au contact des personnes avec des personnes.
29. De même le mode de régulation interne des conflits doit être non la sanction, mais la médiation (53.2). Et la sanction disciplinaire est définie en 54.1 comme portant sur les seuls comportements mettant gravement en danger la sécurité.
30. On considérera comme relevant du même esprit une foule d’autres règles : autorisation de correspondre avec les médias (21.12) ; l’accès au droit comme étant de la compétence de l’A.P. (20.1) et non pas simplement ce qu’elle permet.
31. L’invitation enfin faite à ce que le condamné participe à l’élaboration du cours de sa peine et au programme de sa détention (102.3). Ce que la FARAPEJ élabore, non sans difficulté, depuis pas mal de temps.
32. On trouve également dans les nouvelles règles pénitentiaires la prise en compte de populations spécifiques. Je voudrais attirer l’attention sur celle des prévenus.
33. Toute une partie, la VII, leur est consacrée.
34. Règle 94.1 : rien ne doit suggérer dans la façon dont ils sont traités qu’ils subiront une condamnation.
35. La 94.2 déclare que les règles concernant les prévenus « énoncent des garanties supplémentaires » et non pas dérogatoires ou restrictives. Ici aussi, c’est le principe du retournement qui prévaut : c’est à l’autorité judiciaire d’apporter des restrictions explicitement comme telles, et non au prévenu d’avoir à faire valoir des droits.
36. Mais c’est sans doute la règle 100 qui connote cet esprit le plus significativement : tout prévenu qui demande à avoir le statut des condamnés doit être satisfait sur ce point.
37. Deux regrets : à moins que ceci m’ait échappé, je n’ai rien lu sur les centres de rétention administratifs ; pas grand chose sur les victimes.
38. Les écarts avec la prison en France sont patents. Ce n’est pas une question de vérification ponctuelle. C’est une affaire de conception globale de la sanction pénale. Rien que le programme de construction de nouvelles prisons est en contradiction flagrante avec cette orientation.
39. Il faut conclure. Le discours sur la prison en France est extrêmement répétitif et extrêmement ancien. Je pensais qu’il datait de la Révolution, que nenni, j’ai appris récemment de la bouche de l’historien des prisons Carlier qu’il datait de l’Ancien Régime. Que déjà on inventait des figures de délinquants incarcérables ; qu’il y avait un taux constant d’incarcération depuis le XVIème siècle, avec des pointes dans les deux sens. On le sait, les réformes proposées sont toujours les mêmes. A quelque époque qu’on se place on réclame les mêmes améliorations. La prison survit à tout et semble échapper à tous ceux qui en assurent la gestion. Et même ce que je suis en train de dire : « on répète les mêmes choses » est constamment redit et répété.
40. Cela prouve que la prison nous met devant un inconscient social. Ce qui se répète avec insistance, comme disait l’autre, c’est un symptôme. On ne peut qu’en déduire que la prison a des fonctions occultes, que son échec même est très utile quelque part. Je proposerai deux exemples : l’instruction criminelle (le sort fait aux prévenus, pire qu’aux condamnés, est un moyen de pression extraordinaire dans une procédure fondée sur l’aveu) ; et puis ce qu’on pourrait appeler la vasque sécuritaire : mettre des délinquants dans un bassin et les relâcher pour les reprendre ensuite – à chaque tour la population tout entière est invitée à méditer sur l’identité entre la peur du délinquant et la peur d’être incarcéré soi-même – jusqu’à ce que fascinée, elle se contrôle elle-même dans le détail de son comportement et de ses propos, à l’ombre de la peur de la sanction pénale privative de liberté. Car désormais, nous pouvons tous aller en prison.
41. De même que dire le droit consiste souvent à dire « Assez ! » à quelqu’un, pour qu’il ouvre les yeux sur ce qu’il fait, de même il faut dire : « Assez ! » à notre manière de considérer la prison. Cette voix ne peut venir que de l’extérieur, il n’y a que d’autres manières de s’y prendre qui peuvent nous débarrasser de nos illères. C’est précisément la tâche de ces règles européennes que d’effectuer une telle ouverture du regard.
Alain Cugno, professeur de philosophie, vice-président de la FARAPEJ.
P.S. :
Intervention de Monsieur Cugno lors de la soirée organisée par le Collectif « Octobre 2001 » à l’occasion de la Conférence européenne des directeurs d’administration pénitentiaire et des représentants des services de probation, réunie à Rome les 25-27 novembre 2004.