Police, justice : « La Loppsi 2 n’est pas notre France »

Tribune de Sandrine Bélier et Eva Joly parue dans Rue89

Alors que la Hongrie est montrée du doigt en raison d’une loi sur les médias que François Baroin, le porte-parole du gouvernement, a jugé incompatible avec les traités fondamentaux européens, la droite française s’apprête à voter cette semaine la Loi de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, dite Loppsi 2.

Un texte dont les effets sur les libertés fondamentales, pour être plus insidieux, n’en sont pas moins dangereux, irresponsables et contraires aux valeurs de l’Union européenne et des droits de l’homme. Si le Sénat devait adopter en deuxième lecture la Loppsi 2, c’est l’ensemble de l’Etat de droit français qui serait remanié au bénéfice de procédures dangereuses.

Par exemple, l’article 36A, dénoncé avec vigueur par le Syndicat de la magistrature : les audiences judiciaires pourront désormais se faire par « visioconférence ». Le justiciable incarcéré préventivement sera confronté à ses juges sans quitter son lieu de détention, et sans que les juges ne se déplacent. Seul lien entre les parties, une webcam et quelques micros…

« Quiconque a déjà vécu l’audition d’une victime ou l’interrogatoire d’une personne détenue sait pertinemment que c’est dans le contact direct, avec des mots, des regards, des gestes, des silences, que se noue la relation entre le juge et le justiciable », dénonce le Syndicat de la magistrature. En transformant les tribunaux en salles virtuelles, hors de tout contrôle populaire, on porte atteinte à « l’essence même de la relation judiciaire ».

« Le début d’une dangereuse déshumanisation »

Ce système tourne le dos à l’esprit de la justice et du droit, c’est le début d’une dangereuse déshumanisation. Signalons que ces salles virtuelles existent déjà et n’attendent plus que l’adoption de la Loppsi 2 par le Sénat pour être rendues opérationnelles.

C’est notamment le cas au nouveau centre de rétention du Mesnil-Amelot, « dédié » aux étrangers en situation irrégulière, concernés par l’article 36B du texte. Même principe que pour l’article 36A. D’une décision rendue par caméra interposée dépendra leur expulsion du territoire.

Autres populations concernées par la Loppsi 2, les mineurs, qui pourront être déférés en comparution immédiate – ce que les tribunaux pour enfants s’interdisaient, leur fonction particulière comportant une dimension préventive essentielle, prioritaire sur la répression.

Les vendeurs à la sauvette (article 24 sexies), aussi, pour lesquels sont instituées des peines de prison de six mois ou d’un an ferme, en sus d’amendes, jusque-là plafonnées à 750 euros, et majorées à 3 750 euros ou… 15 000 euros si le délit est commis en groupe – ce qui est généralement le cas. Ceci sans pour autant s’attaquer au cœur des réseaux de contrebande…

Quant aux gens du voyage, après l’affaire des Roms dénoncée à juste titre par la vice-présidente de la Commission européenne, Viviane Reding, l’article 32 ter A prévoit qu’ils pourront être expulsés d’un terrain même s’ils y séjournent avec l’accord du propriétaire. Même s’ils en sont propriétaires, ce qui est le plus souvent le cas.

Le tout via une procédure de 48 heures qui ne pourra être contestée que sur recours devant un tribunal administratif, qui devra statuer dans les 72 heures. Dans la pratique, l’ensemble de la procédure pourrait ne durer qu’une semaine et les défendeurs, s’ils ne se conforment pas à un avis d’expulsion, être en outre passibles d’une amende de 3 750 euros.

« On remplace des services publics par des milices »

Dernière mesure, de loin non exhaustive, l’article 37 quater prône la constitution d’une « réserve civile de la police nationale » et d’un « service volontaire citoyen de la police nationale ». Dans ce cadre, tout citoyen âgé de 17 à 65 ans pourra travailler 45 ou 90 jours par an au service de la police, en étant indemnisé (et exonéré d’impôt sur ces rémunérations également exonérées de charges sociales).

Etrange société que nous prépare cette majorité, où l’on remplace des services publics, des fonctionnaires d’État par des milices. Les forces de l’ordre ont besoin de moyens et d’une formation de qualité pour être au contact des toutes les réalités de notre pays. Au lieu de ça, les partisans de cette loi préparent de nouveaux drames.

Et cela vaut aussi pour les transports publics, dont les agents devraient être amenés à jouer le rôle d’auxiliaires de police. Eric Ciotti, le rapporteur de la loi devant l’Assemblée, dit que lorsque ceux-ci seront confrontés à un contrevenant, si celui-ci « refuse ou se trouve dans l’impossibilité de justifier de son identité, les agents de l’exploitant devront (le) conduire sur le champ devant l’officier de police judiciaire territorialement compétent »…

Transformation, hier, avec Hadopi, des fournisseurs d’accès à Internet en police privé sur le Net. Mise en place, aujourd’hui, avec la Loppsi 2, d’une justice virtualisée, d’une « réserve civile » de la force publique, d’une chasse préfectorale aux plus démunis, d’une transformation des agents des transports publics en auxiliaires de police… Notre France tourne le dos à nos principes fondateurs de 1789 des droits de l’homme et du citoyen.

Nos sénateurs auront cette semaine un choix crucial à faire. Un choix de société. Celui de la cohérence, celui d’une France de la répression ou d’une France dont la classe politique s’engage à faire face et trouver les solutions pour réduire les inégalités et la misère qui touchent les Français.

Ils ont à montrer l’exemple et défendre l’Etat de droit et les libertés publiques sur notre propre sol, conformément à ce que devrait être l’engagement de tous dans notre République.

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