Les mauvais comptes de la délinquance.
Un appel lancé par 115 experts recommande la création d’une institution pour mettre fin à la polémique sur les chiffres et définir une politique pénale.Alors, cette délinquance, elle baisse ou elle augmente ? Pour quels crimes et délits ? Et le taux de récidive, quel est-il ? Dans quels domaines et pourquoi ? Comment et au bout de quelle réflexion les juges et les jurés décident-ils de telle ou telle peine ? Cherchez bien. Vous ne trouverez rien ou presque. Ou plutôt si, des chiffres épars et contradictoires, des analyses dispersées, parcellaires, contestables. Voilà pourquoi a été lancé l’appel des 115, regroupant chercheurs, psychologues et psychiatres, magistrats et avocats, professeurs et experts. Ses signataires réclament la création d’une structure rassemblant «dans une même entité» des spécialistes et praticiens du droit, du social, de la médecine et du psychisme. Une institution qui balaye tout le champ pénal, depuis l’arrestation jusqu’à la sortie de prison et la réinsertion et/ou la récidive, en passant par le choix de la peine. «Contrairement à ce qui existe en Suisse, en Belgique, au Canada et dans les pays anglo-saxons, un tel lieu de recherches et d’analyses pluridisciplinaires sur la criminologie n’existe pas en France», explique Pierre Tournier, directeur de recherche au CNRS et membre de l’Association française de criminologie, à l’initiative de l’appel des 115. «Les psychiatres, les juristes, les sociologues… chacun de nous travaille de son côté. Il n’y a en France ni chaire d’enseignement ni aucun lieu qui donne un véritable corps à la criminologie. C’est un déficit énorme !» regrette aussi Denis Salas, magistrat, essayiste et signataire de l’appel. «En France, nous sommes tout à fait antipragmatiques, tout le contraire des Anglo-Saxons ! Ici, c’est le syndrome Zazie, « tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire ! »», assène l’expert psychiatre Daniel Zagury.
Le trou est abyssal en la matière. Quelques exemples en donnent la mesure. Sur le choix de la peine : «Rien, zéro pour éclairer les magistrats, reprend Tournier ; alors que cela devrait être un sujet permanent de réflexion, on se contente de banalités, répétées depuis vingt-cinq ans, sur le développement des alternatives à la prison…» Sur la récidive, question sensible, «les statistiques existent, poursuit Tournier, qui a mené plusieurs études sur le sujet, mais aucune structure n’y travaille de manière à progresser dans les analyses». Pareil pour les infractions aux moeurs ou le crime organisé. «La criminologie permet de décrypter, de décoder le crime, rappelle Denis Salas, et si cela existait en France, les juges seraient mieux éclairés, notamment dans les affaires de pédophilie, et de manière sans doute plus pertinente qu’avec les seules analyses juridiques ou techniques à leur disposition !» Logique, non ?
Quant à la délinquance, Nicolas Sarkozy l’a dotée depuis 2003 de son propre Observatoire national (OND). Personne n’en conteste les progrès. Désormais, l’OND prend en compte d’autres sources que les seules policières ou gendarmesques. Il ne mélange plus, comme par le passé, tous les crimes et délits, mais distingue trois principaux indicateurs : les atteintes aux biens, les atteintes «à l’intégrité physique» et les infractions économiques et financières. Il y a cependant un hic. «Inventeurs» du concept, les députés Christophe Caresche (PS) et Robert Pandraud (UMP) préconisaient, sous le gouvernement Jospin, la création d’un observatoire totalement indépendant du pouvoir politique… Une idée reprise par Sarkozy. «Mais l’OND est sous la coupe de l’Intérieur, c’est une caricature du projet d’origine», critiquent ses détracteurs. Ces soupçons sur la neutralité de l’OND agacent son président, Alain Bauer (lire page suivante) : «L’OND est absolument indépendant, l’Etat n’y est pas majoritaire, d’ailleurs nous avons fortement déplu à Villepin quand il était ministre de l’Intérieur !» Pourtant, Bauer a quand même cru bon de signer l’appel des 115 : «J’approuve totalement l’idée de créer un outil de recherches et d’analyses intelligent ouvert sur tout le champ pénal. A condition qu’il remplace ce qui existe et qui est éparpillé. Un outil pour déceler, anticiper, réfléchir, et qui serve à tous. Et pas seulement à l’Etat !» Avec ce dispositif, les «115» veulent combattre «la démagogie et le populisme», assure Tournier. Daniel Zagury renchérit : «Arrêtons de dire la même chose à chaque fait divers, arrêtons les discours sur la récidive ou la délinquance, qui sont à des années-lumière du travail des éducateurs, psys et magistrats ! Cessons d’aboyer de la démagogie et mettons en place un vrai outil !»
Indépendance et neutralité en seront les mots-clés. «C’est indispensable, conclut Denis Salas, parce que les chiffres font l’objet d’une constante manipulation selon les bords et la thèse à défendre !»
Par Dominique SIMONNOT
Libération
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