Le prononcé par anticipation (ante delictum) de l’expulsion du locataire ..

Au risque de reproduire la justice déléguée du Préfet Pilate, les juridictions judiciaires civiles ont construit et maintenu, au fil des ans, en matière de retard de paiement des loyers, un OVNI procédural construit en deux parties :

  • une condamnation civile par anticipation à l’expulsion du locataire assortie d’un genre de « sursis avec mise à l’épreuve »
  • et pour la révocation de ce « sursis », une délégation de compétence accordée par le Juge Judiciaire à une commission atypique et informelle composée du Préfet, du Commissaire de Police et de l’huissier poursuivant librement choisi par le propriétaire des lieux.

De quoi s’agit-il exactement ?

Lorsque saisi par le propriétaire des lieux muni d’un commandement de payer non suivi d’effets, le juge judiciaire constate ce retard de paiement des loyers contractuellement convenus, il rend une décision indiquant le montant de l’arriéré et accordant généralement des délais de paiements en application des articles 1244-1 et suivants du Code civil qui seront donc d’un maximum de deux ans.

Naturellement, ces paiements mensuels en remboursement de l’arriéré, viendront en complément des loyers courants.

Rien donc ici que de très ordinaire et logique.

Mais pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué : dans la pratique quotidienne et constante des Tribunaux, le Juge tout en accordant ces délais de paiements, va néanmoins croire pertinent de statuer d’ores et déjà sur les conséquences futures de tout nouveau retard de paiement de l’arriéré, du loyer, et dire que, dans ce cas, il sera procédé à l’expulsion du locataire avec l’assistance de la force publique, ainsi qu’à la séquestration du mobilier …[S’il ne l’a déjà prononcé, le Juge énonce que la « clause résolutoire du bail sera définitivement acquise » ce qui relèverait plutôt normalement d’une très forte probabilité qui ressort de la jurisprudence dominante interdisant au preneur de solliciter de nouveaux délais de paiements : [Cass. civ. 3ème, 2 avril 2003. C’est aussi ce qui peut s’inférer en matière de baux d’habitations de l’article 24 de la Loi du 6 juillet 1989 ]]

Voila donc des décisions judiciaires pour le moins byzantines, voire même schizoïdes, puisqu’elles ordonnent tout à la fois la suspension des effets de la « clause résolutoire du bail » mais aussi, sans avoir à revenir devant le même juge pour en décider, l’expulsion par anticipation des locaux sous une condition que l’on qualifierait volontiers de condition suspensive : la condition de non réalisation d’un nouveau retard.

Un genre donc de condamnation par anticipation à une mesure d’exécution forcée civile, vraisemblablement inspirée du sursis avec mise à l’épreuve du droit pénal ? La condamnation est prononcée mais ne sera pas exécutée si le défendeur agit dans le sens fixé par le Juge ou par la Loi [on pense ici au parrallèle avec les condamnations  » ante delictum «  du droit pénal : Stéphane DETRAZ, « le prononcé anticipé des peines : une procédure ante delictum en expansion, Droit pénal, Juin 2005, page 6]].

Ici, donc le locataire devra respecter l’échéancier et payer les loyers courants et, dans ce cas, l’expulsion ne sera pas effectuée. Mais la comparaison avec la procédure pénale s’arrête ici, car en matière de loyers, contrairement à la révocation d’un sursis, ou aux mesures ante delictum du droit pénal, rien n’est clairement prévu devant la juridiction civile pour définir qui et selon quelle procédure sera constatée la nouvelle infraction au bail ou au jugement [1].

Bien sûr, nul ne contesterait que le contrat « fait la loi des parties » et il est vrai que le contrat de bail civil comporte généralement une clause de résolution du bail de plein droit en cas de retard de paiement. Cette clause est cependant tempérée par l’ordre public de protection dont bénéficie le preneur, et qui oblige le bailleur à des formalités et délais imposés tant en matière commeciale que d’habitation.

En ce sens, n’est-ce pas ici pour le juge, aller un peu vite en besogne que d’accepter de statuer par une seule et même décision accordant des délais mais ordonnant d’ores et déjà l’expulsion si ces délais ne sont pas respectés ? Car en effet, l’expulsion est ici ordonnée, par avance, sans ne rien savoir, à ce moment précis, des conditions exactes et futures dans lesquelles ce calendrier n’aura éventuellement pas été respecté par le locataire [[le recours à ce procédé est d’autant plus étonnant lorsqu’il est appliqué par les juges des référés, juge des urgences, de l’évidence, et du provisoire alors que le moins qu’on puisse dire c’est qu’il y a sur ce principe même d’expulsion fondée sur un évènement futur, une contestation sérieuse qui devrait plutôt l’inciter à la prudence. Au surplus de nombreuses demandes par anticipation en procédures civiles sont considérées comme illégales : pour l’irrecevabilité de la demande par anticipation d’un congé pour vendre : [Cassation civile 3ème, 8 février 2006, No 04-17512 ; pour l’irrecevabilité de la demande par anticipation de validité d’acquisition de la clause résolutoire d’un bail : Cassation civile 3ème, 29 septembre 2004
]] !

La nouvelle infraction alléguée par le bailleur est-elle avérée ? est-elle significative ? est-elle grave ou au contraire extrêmement bénigne ? Met-elle en cause des circonstances extérieures ? le bailleur lui-même ? la poste ? un huissier ? une banque ?

Qui jugera les circonstances et conditions de la nouvelle infraction aux clauses du bail ou aux dispositions du jugement ? Le même juge ? inutile protesterait alors l’huissier, fort dans son dossier, d’une décision autorisant par avance l’expulsion en cas de retard de paiement : il ne resterait donc plus désormais selon lui, qu’à l’exécuter !…

Pourtant, on pourrait valablement objecter que l’exécution forcée de la mesure d’expulsion était subordonnée dans la seule décision de justice rendue à une condition suspensive d’exécution dont aucun juge n’a jamais constaté la réalisation !

Aucun tribunal donc pour traiter de la question sensible du non respect de la décision rendue ?

Est-ce qu’un huissier désigné par le Juge interviendra comme « constatant », est-ce qu’il convoquera les parties et leurs avocats, est-ce qu’il rendra un rapport sur l’inexécution de la décision ?

Rien de tout celà dans la réalité des procédures françaises actuelles : en fait, se constitue pour juger de la situation, informellement, un genre d’autorité administrative d’un type peu banal : c’est une autorité judiciaro-administrative réunissant le Préfet, le Commissaire et l’huissier rémunéré par le bailleur, qui vont décider ensemble de la réalisation ou non de la condition suspensive fixée par le Juge Judiciaire, et vont donc, de fait, statuer sur l’acquisition ou non de la clause résolutoire d’un bail civil, professionnel, commercial.

Mais l’huissier ne pouvant concrètement pas grand-chose lui-même sans la force publique, c’est en réalité, le Préfet dont la décision importe le plus pour connaître du sort de la clause et du preneur[anormalement érigé en Juge par délégation de l’acquisition de la clause résolutoire du bail, le Préfet est également, mais ici, c’est par contre bien son rôle naturel, le juge du caractère exécutoire de la décision et il doit refuser la force publique lorsque le jugement n’a pas été notifié : [C.E. 9 septembre 1994 Boumba et autres ]].

La procédure française de constatation de l’acquisition de la clause résolutoire est d’un niveau de protection tout à fait médiocre en termes de droits de l’humain fondamentaux : elle se déroule devant le Préfet, conduite de façon non contradictoire, le Commissaire de Police ayant à sa charge d’enquêter sur la signification de la décision et sur la nouvelle infraction au bail alléguée par le bailleur en procédant essentiellement par téléphone. L’avocat du débiteur est sommairement contacté et invité à communiquer les justificatifs des paiements effectués. S’agissant d’un fait négatif, l’huissier interrogé s’en remet le plus souvent aux affirmations de son client. Il n’y a aucune audience publique, ni échange d’écritures, l’huissier du bailleur n’étant nullement d’ailleurs tenu de communiquer à l’avocat du locataire les éléments à charge qu’il transmet au Préfet. A l’issue de l’enquête administrative ainsi conduite dans un contentieux pourtant civil par nature, le Préfet rend une décision « informelle » qui est supposée suppléer à l’absence de constatation de l’acquisition de la clause résolutoire du bail par le juge judiciaire. Cette décision administrative d’assistance de la force publique pour l’expulsion n’est pas motivée, et un simple courrier abrupt est adressé à la personne : « le Préfet a ordonné votre expulsion des locaux .. » [Dans le cas contraire, le Commissaire de Police fait savoir par téléphone à l’avocat que compte tenu des éléments justificatifs fournis, il n’apportera pas le concours de la force publique]].

Dès lors, il est procédé dans les jours qui suivent, avec le concours de la force publique, à l’expulsion locative, sans donc qu’à aucun moment, aucun juge n’ait constaté lui-même l’acquisition de la clause résolutoire du bail : cette constatation judiciaire avait été, de fait, déléguée par le Juge à l’huissier et au Préfet, lesquels auront décidé ensemble et non contradictoirement, que le contrat est résolu !

On dira que tout cela n’est pas très nouveau, et qu’on s’est longtemps accommodé dans les prétoires, les salles de délibérés et sous les lambris de la République de l’existence d’un tel OVNI juridique et procédural : la co-décision d’un Préfet et d’un huissier dans un litige de pur droit civil sur l’application d’une clause d’un bail pourtant tout à fait civil [2].

Certes, ce droit de l’expulsion locative, très prétorien, s’est constitué d’années en années, sans que personne ne s’en émeuve beaucoup, sauf sans doute quelques associations de défense parfois choquées de voir qu’on pouvait expulser des locataires plusieurs années après une décision de justice assortie de conditions, lesquelles semblaient pourtant avoir été correctement exécutées[3].

Ce qui semble toutefois avoir changé la nature de cette institution atypique, c’est un double phénomène : d’une part, la rapidité accrue de la phase administrative de l’expulsion locative, mais surtout l’indifférence manifeste des Préfets à des arguments qui, jadis, auraient été de nature à retenir leurs bras, et à infléchir leurs décisions : saisine du Juge de l’exécution, saisine du juge des référés, absence de préjudice du bailleur, etc .. : le Préfet, statuant en matière civile, et qui en aurait autrefois tenu compte, qui aurait jadis donc différé l’expulsion jusqu’à ce que le juge judiciaire saisi ait pu statuer dans des délais acceptables, aujourd’hui passe outre sans aucune forme d’état d’âme : un tribunal impartial statuant sur un litige civil dans un délai raisonnable ? mais pourquoi faire puisque le juge judiciaire avait par avance, lui-même délégué sa compétence au Préfet pour juger de l’acquisition la clause résolutoire ?? et le Préfet, fort de cette délégation, expulsera donc, sans autre forme de procès …[on dira que le locataire peut s’adresser au Juge de l’Exécution pour justifier de ses paiements et stopper l’expulsion : c’est vrai, sans être toutefois systématique, car il faut rappeler d’une part que le recours devant le Juge de l’Exécution n’est pas, en droit, suspensif d’exécution et d’autre part, qu’il n’existe pas de vrai référé « 48 heures » devant la juridiction judiciaire comparable à ce qui existe en contentieux administratif ([voir fiche pratique référé libertés fondamentales No 16). Compte tenu des calendriers très chargés des juridictions de l’ordre judiciaire dans ce domaine (6 à 9 semaines à Paris pour avoir une première date d’audience devant le Juge de l’exécution), le locataire n’aura eu d’audience effective devant un juge de l’ordre judiciaire .. qu’une fois l’expulsion réalisée ! Il est certes possible de présenter des requêtes aux fins d’assigner à brefs délais ou d’heure à heure devant le Juge de l’exécution ou des référés mais, dans la pratique, sans garantie d’accès effectif, le juge de la requête pouvant librement y faire droit ou non par une simple mesure d’administration judiciaire. En sens inverse, mais concernant le cas spécifique de squatters, un propriétaire qui n’a pas obtenu l’assistance de la force publique pour exécuter un jugement ordonnant une expulsion dispose de chances non négligeables pour l’obtenir par voie de référé administratif 48 heures : C.E. 29 mars 2002, SCI Stéphan No 243338]]


Guy Pécheu
(gpecheu@online.fr)






ANNEXE 1 : LETTRE-TYPE AU PREFET ET AU COMMISSAIRE DE POLICE DANS LE CADRE D’UNE EXPULSION POUR RETARD DE PAIEMENTS

Monsieur le Commissaire de Police,[4]

Par lettre en date du .. vous m’avez fait connaître votre intention de procéder à mon expulsion des locaux situés … en application, selon vous, d’une décision de justice en date du …, fixant
un échéancier pour le paiement des loyers en retard.
Je suis en désaccord avec votre décision, et l’interprétation que vous faites du dossier.
En effet, la décision de justice invoquée par le bailleur est une décision qui n’est que partiellement exécutoire puisque concernant l’expulsion, celle-ci est subordonnée à une condition négative et suspensive dont vous ne sauriez vous faire juge, s’agissant d’une question de droit privé : le non respect des délais fixés.
Dans ces conditions, il appartient au bailleur, s’il s’estime victime d’une nouvelle infraction au bail, postérieure à la décision de justice invoquée, de retourner devant la juridiction judiciaire pour faire constater contradictoirement le prétendu non respect des délais fixés : ce n’est qu’après cette nouvelle décision judiciaire spécifique, que vous pourriez, si le juge y faisait droit, accorder la force publique pour cette mesure.
En effet, seul un tribunal impartial statuant sur les droits du bailleur et du locataire peut statuer sur cette question relative aux droits respectifs du bailleur et du locataire.
Je vous demande en conséquence,

  • de constater l’absence en l’état, d’une décision ordonnant mon expulsion {« ferme »
  • et de refuser dès lors l’assistance de la force publique pour une mesure d’expulsion assortie ici d’une condition suspensive dont le juge judiciaire n’a pas, à ce jour, constaté la réalisation, et ce, alors que seul un juge impartial peut l’apprécier.

Dans l’attente,
etc .. »
}

Notes

[1] Les condamnations pénales prononcées avec sursis ne peuvent être exécutées qu’une vertu d’une nouvelle décision prise par un magistrat ou un tribunal

[2] Pour « l’habillage juridique et judiciaire », et en théorie donc, le Préfet n’est pas supposé intervenir pour se prononcer sur l’acquisition de la condition suspensive de l’exécution prévue par le Juge mais uniquement pour apprécier les risques de troubles à l’ordre public : il examine s’il doit ou non prêter le concours de la force publique. En théorie donc, ce serait uniquement l’huissier rémunéré par le bailleur qui serait seul chargé à ce stade de juger de l’acquisition de la clause résolutoire du bail. Mais comment pourrait se justifier la délégation de compétence donnée par le Juge à un huissier de justice qui n’a pas même été désigné impartialement par un tribunal, qui n’est même pas tenu de rendre un quelconque rapport, et qui est choisi librement et rémunéré par l’une des parties ? on peut donc lever le voile pudique de cette théorie pure, et se rendre à l’évidence d’une co-décision : ce n’est pas, dans l’esprit du juge déléguant, l’huissier qui est seul chargé d’apprécier l’acquisition de la clause résolutoire mais ce sont bien le Préfet et le Commissaire de Police qui en sont les co-déléguataires, ces derniers étant seuls en situation l’un et l’autre d’impartialité dans le litige de pur droit privé….

[3] il ne faut pas trop compter sur les commentateurs dans les éditions juridiques usuelles pour contester ces pratiques. Idéologiquement plus proches des bailleurs que des locataires, ils approuvent l’efficacité pratique de cette atteinte pourtant manifestement illégale au droit du locataire d’accéder à un Tribunal impartial qui constaterait la fin définitive du contrat de bail. C’est généralement le triste sort des propriétaires, bien qu’indemnisés par la collectivité nationale sur les deniers publics, qui préoccupe au premier chef les annotateurs. Le droit d’indemnisation des propriétaires du fait du retard dans l’exécution d’une décision « judiciaire » d’expulsion est reconnu depuis l’arrêt de principe Couitéas [C.E. 30 novembre 1923

[4] la même lettre est à adresser au Préfet. Il est naturellement vivement recommandé de s’adresser à un avocat et/ou à une association de défense

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