Indépendance de la justice et liberté d’expression des magistrats.

Mme Alima Boumediene-Thiery. Monsieur le garde des sceaux, la justice vit des moments très difficiles. Mis en cause devant les caméras et les micros, les juges sont devenus les nouvelles victimes de l’arbitraire de votre Gouvernement.

Aujourd’hui, l’État ne souffre aucune remise en cause, ni même aucune critique. Il ordonne et on devrait exécuter ! Il frappe et l’on devrait se taire ! La violence est du côté des plus forts et le silence est imposé aux plus faibles.

Tout récemment, M. Didier Peyrat, vice-procureur près le tribunal de grande instance de Pontoise, a exercé son droit, comme tout citoyen, de commenter, voire de critiquer, la politique du Gouvernement en général, ainsi que les actes et les propos du ministre de l’intérieur en particulier.

À la suite de la publication de deux tribunes libres, M. Didier Peyrat a d’abord été menacé de sanctions. Il lui a ensuite été reproché de ne pas respecter l’obligation de réserve et de prudence qui sied à tout magistrat.

Monsieur le ministre, dois-je vous rappeler que l’étendue de l’obligation de réserve et de prudence s’entend comme l’interdiction de mêler des considérations politiques à l’exercice de l’activité professionnelle ?

La participation active des magistrats au débat public fait, depuis longtemps, l’objet d’un large consensus. À ce sujet, le Conseil supérieur de la magistrature, dans une décision du 9 octobre 1987, rappelle que « l’obligation de réserve ne saurait réduire le magistrat au silence et au conformisme, mais doit se concilier avec le droit particulier à l’indépendance qui distingue fondamentalement le magistrat du fonctionnaire. »

La liberté de s’exprimer est un droit fondamental, reconnu aux magistrats comme à tous les citoyens. Parce que cette liberté constitue l’un des fondements de la République, la remise en cause de cet acquis doit être dénoncée, avec la plus grande fermeté, surtout lorsqu’elle prend prétexte de la violation de l’obligation de réserve.

Cette obligation n’interdit nullement aux magistrats d’intervenir dans le débat public. Bien au contraire, en tant que citoyens, en première ligne sur le front des injustices et de la justice, les juges ont l’obligation de ne pas se taire, notamment face à l’arbitraire !

Car c’est bien une politique arbitraire que le Gouvernement met en oeuvre.

Arbitraire, lorsque vous déséquilibrez l’esprit de notre système pénal au profit exclusif de la répression, en affaiblissant la prévention et la réinsertion !

Arbitraire également, lorsque vous-même, monsieur le garde des sceaux, demandez en pleine crise des banlieues aux parquets de requérir systématiquement de la prison ferme « en cas de trouble grave à l’ordre public »…

M. Pascal Clément, garde des sceaux. Pas systématiquement !

Mme Alima Boumediene-Thiery. … et de faire appel, si les tribunaux ne suivent pas ces réquisitions, contribuant ainsi à inciter le pouvoir judiciaire à surcharger des prisons déjà surpeuplées, dignes d’un État comme la Moldavie !

D’ailleurs, à l’instar du ministre de l’intérieur, qui semble de plus en plus dicter la politique judiciaire de la France, vous avez encore récemment récidivé en demandant aux procureurs, d’une part, de faire preuve de fermeté à l’encontre des manifestants anti-CPE et, d’autre part, de veiller à ce que les parquets fassent appel au cas où un juge ne suivrait pas la consigne.

Au travers des dérapages contrôlés de ses ministres, on a l’impression que ce Gouvernement se veut le pompier pyromane de notre société et de notre démocratie, mettant à mal la séparation des pouvoirs, exécutif et judiciaire, indispensable dans une démocratie.

Voilà quelques mois, c’est M. Nicolas Sarkozy qui profitait honteusement de l’affaire Nelly Crémel, cette mère de famille lâchement assassinée, pour proposer de sanctionner des magistrats qui, en fait, s’étaient contentés d’appliquer la loi !

Venons-en à la dernière aberration en date du 8 mars ; je veux parler de la circulaire que vous avez adressée aux procureurs généraux s’agissant des contestations portées devant les conseils des prud’hommes et relatives aux licenciements dans le cadre d’un CNE.

Vous outrepassez largement vos prérogatives en demandant aux procureurs généraux de veiller « à ce que le parquet fasse appel », après « analyse des décisions des prud’hommes ». En effet, depuis quand le parquet se mêle-t-il d’affaires prud’homales ? C’est du jamais vu sous forme d’ordre ministériel !

Qui plus est, vous précisez que le juge « n’est pas chargé d’apprécier le caractère réel et sérieux du licenciement survenu dans les deux ans » d’essai du CNE. Vous vous placez ainsi du côté des patrons, au détriment de la situation des salariés.

Comme le fait remarquer Me Lyon-Caen dans le journal Libération du 27 mars 2006, « il s’agit d’une trahison de la mission du ministère public, […] car il ne peut pas être partisan au point de soutenir une catégorie de citoyens contre une autre. Et il est inconcevable qu’il intervienne pour soutenir exclusivement les intérêts de l’employeur. »

Pendant un grand nombre d’années, nombreux étaient ceux qui craignaient un Gouvernement des juges. Aujourd’hui, ils vont obtenir au-delà de ce qu’ils espéraient, c’est-à-dire un Gouvernement sans juge.

Monsieur le ministre, vous engagez-vous, face à la représentation populaire, à tout mettre en oeuvre afin que soient respectées la stricte séparation des pouvoirs et la garantie de l’indépendance de la justice ?

Vous engagez-vous à faire en sorte que ni vous ni aucun autre ministre ne s’immisce dans les décisions des juges ? Pour cela, il faut commencer par cette circulaire du 8 mars 2006. Auriez-vous l’intention de la retirer et quand ?

Enfin, monsieur le ministre, quelle garantie êtes-vous prêt à apporter afin d’assurer la libre expression de la magistrature, notamment à travers le cas spécifique de M. Didier Peyrat, qui, même s’il a été aujourd’hui innocenté, n’aurait jamais dû être inquiété par sa hiérarchie ? Je vous remercie.

M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.

M. Pascal Clément, garde des sceaux, ministre de la justice. Madame la sénatrice, je me contenterai de répondre aux questions que vous aviez préalablement transmises à la Chancellerie.

Je suis profondément attaché au principe d’indépendance de la justice. Je vous rappelle simplement que la commission d’enquête de l’Assemblée nationale chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l’affaire dite « d’Outreau » mène, elle aussi, ses travaux en toute indépendance. Il s’agit d’une initiative exclusivement parlementaire, dans laquelle le ministre de la justice ne saurait interférer. La commission d’enquête parlementaire est libre d’organiser la publicité des auditions auxquelles elle procède, selon les canaux qui lui paraissent les plus appropriés.

J’en viens au second point que vous avez abordé, à savoir la liberté d’expression des magistrats du parquet. En l’espèce, vous faites référence à des propos tenus par un magistrat à des journalistes, hors de tout cadre institutionnel, et commentant en des termes violents la politique du Gouvernement.

Madame la sénatrice, je vous invite à vous référer à la jurisprudence du Conseil supérieur de la magistrature, qui énonce que « si la liberté d’expression reconnue aux magistrats, notamment à ceux du ministère public, leur ouvre, comme à tout citoyen, le droit à la critique, celle-ci doit s’exprimer en évitant les excès susceptibles de donner de la justice une image dégradée ou partisane ».

Votre interrogation porte sur la délivrance d’un avertissement par le chef de cour au magistrat en cause.

Je tiens à cet égard à vous préciser que l’article 44 de l’ordonnance statutaire de la magistrature prévoit que les chefs de cour disposent du pouvoir de donner un avertissement aux magistrats placés sous leur autorité. Le ministre de la justice ne saurait interférer dans l’exercice de ce pouvoir propre des chefs de cour.

Cet avertissement ne constitue pas, en soi, une sanction disciplinaire et se trouve effacé automatiquement du dossier du magistrat au bout de trois ans si aucun nouvel avertissement ou aucune sanction disciplinaire n’est intervenu durant cette période.

M. le président. La parole est à Mme Alima Boumediene-Thiery.

Mme Alima Boumediene-Thiery. Monsieur le ministre, la liberté d’expression des magistrats est fondamentale. Nous y reviendrons certainement, notamment lorsque nous parlerons de la refonte de la justice et – pourquoi pas ? – de tous ses dysfonctionnements. En effet, nous serons bien obligés, à un moment donné, de nous pencher sur de tels sujets.

Par ailleurs, vous avez parlé d’excès concernant la liberté d’expression. Ils sont relatifs et vous le savez très bien. Qui va considérer qu’il y a eu ou non excès ?

S’agissant de l’image dégradée de la justice et de l’avis partisan du juge, ce n’est pas ce qui s’est produit dans le cas de M. Peyrat ; il s’agissait simplement de l’expression d’un citoyen. Celui-ci n’aurait donc jamais dû être inquiété par sa hiérarchie.

Enfin, l’indépendance de la justice se travaille par le biais des textes. Or j’ai l’impression que le fait de rappeler à chaque fois la responsabilité personnelle des magistrats va à l’encontre des choix que nous faisons, nous, législateurs ; je pense notamment au choix de s’orienter davantage aujourd’hui vers la procédure à juge unique en oubliant la collégialité.

Remonter