De la pénalisation des clients à la censure d’Internet ?

Tribune de Sergio Coronado publiée sur le Huffington Post , le 27 novembre 2013.

L’enfer est pavé de bonnes intentions et les parlementaires n’échappent pas à cette règle. La proposition de loi de ma collègue Maud Olivier, soutenue par le Parti socialiste, visant à pénaliser les clients de la prostitution, arrive en débat ce vendredi à l’Assemblée après son examen en commission spéciale la semaine dernière.

Parmi les objectifs affichés, en dehors de la pénalisation des clients qui en demeure le principal, il y a la lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains.

Prenant en compte que la pénalisation risque non pas de diminuer la prostitution mais d’accroître le mouvement d’une prostitution aujourd’hui visible vers l’Internet, conséquence indirecte, et déjà constatée, de la pénalisation du racolage, le texte dans son article 1 tente fort maladroitement, dangereusement oserai-je dire, de s’attaquer à cette situation.

L’article 1 réintroduit le filtrage administratif de l’Internet

Il prévoit en effet que « l’autorité administrative » pourra exiger des FAI le blocage d’accès à des sites qui « contreviennent à la loi française contre le proxénétisme et la traite des êtres humains ». Les FAI devront donc bloquer « sans délai » ces sites, une fois ceux-ci notifiés par l’administration. Pourtant opposé à ce type de mesure dans le passé, le PS a opté pour un blocage sans intervention préalable du juge.

Depuis la loi Hadopi, le débat sur le filtrage administratif de l’Internet a connu différents sorts. Rappelons nous que le Conseil constitutionnel avait censuré le dispositif de la riposte graduée, sans censurer le principe des avertissements envoyés aux internautes par l’Hadopi. Ce que les Sages avaient censuré à l’époque, c’était le principe de la sanction administrative, en estimant qu’une autorité administrative ne pouvait pas avoir le pouvoir d’ordonner la suspension de l’accès à Internet d’un abonné. Mais il a validé le principe de la surveillance, en renforçant les exigences de la CNIL, et mis un frein aux possibilités d’ordonner le filtrage pour éviter le piratage.

La décision du Conseil rappelait qu’en principe une autorité administrative peut avoir un pouvoir de sanction, lorsque notamment les droits de la défense sont respectés, mais estimait que la sanction de suspension de l’accès à Internet est une atteinte portée à la liberté d’expression et de communication, et qu’il n’est pas possible pour le législateur de confier de tels pouvoirs à une autorité administrative, « quelles que soient les garanties encadrant le prononcé des sanctions ». Seul un juge peut suspendre l’accès à Internet.

Cette ligne de conduite fut mise à mal par LOPPSI2 avec l’assentiment cette fois du même Conseil constitutionnel.

Les neuf Sages, saisis à l’époque par l’opposition, Parti socialiste en tête, avaient censuré nombre d’articles, mais avait laissé intact le polémique article 4, qui instituait le filtrage de sites Internet sans l’aval de l’autorité judiciaire. Cet article permettait en effet à une autorité administrative (l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication, ou OCLCTIC) d’imposer aux fournisseurs d’accès à Internet le blocage de l’accès à un site, et ce sans passer par un juge « lorsque les nécessités de la lutte contre la diffusion des images ou des représentations [pornographiques] de mineurs relevant de l’article 227-23 du Code pénal le justifient ».

Lors du débat sur la loi consommation, sous l’impulsion de la députée UMP Laure de la Raudière, les députés adoptèrent un amendement au projet de loi sur la consommation, qui supprima l’article 18 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), qui prévoyait que l’autorité administrative, sans contrôle du juge, puisse ordonner « des mesures restreignant, au cas par cas, le libre exercice » de quasiment toutes les activités possibles sur Internet, pour toute une série de raisons (risque sérieux et grave d’atteinte au maintien de l’ordre et de la sécurité publics, à la protection des mineurs, à la protection de la santé publique, à la préservation des intérêts de la défense nationale ou à la protection des personnes physiques qui sont des consommateurs ou des investisseurs).

En principe seules les activités de « commerce électronique » étaient concernées par le filtrage, mais l’article 14 de la LCEN étend très largement la définition, aux « services tels que ceux consistant à fournir des informations en ligne, des communications commerciales et des outils de recherche, d’accès et de récupération de données, d’accès à un réseau de communication ou d’hébergement d’informations, y compris lorsqu’ils ne sont pas rémunérés par ceux qui les reçoivent ». L’administration pouvait exiger des FAI qu’ils bloquent l’accès à n’importe quel site et service internet français ou étranger pouvant poser différents risques, sans intervention de la justice. Le texte ne fut jamais mis en oeuvre, car le décret d’application ne vit jamais le jour.

Aujourd’hui, une exception demeure: le blocage administratif des sites pédopornographiques, le décret d’application devant être publié.

L’inefficacité du blocage administratif et l’atteinte aux libertés

Le blocage administratif comme le rappelle l’avis du conseil national du numérique est contreproductif: « L’institution d’un dispositif de filtrage des adresses électroniques par l’autorité administrative constitue une mesure dont l’adoption se révélerait contreproductive, sans même répondre aux objectifs fixés par la proposition de loi ».

Les risques de surblocage est réel comme l’exemple australien l’a démontré. Les dispositifs de blocage sont facilement contournables par les usagers. L’atteinte aux libertés fondamentales est réelle: « l’absence d’autorisation judiciaire constitue une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression et de communication ».

Un peu de cohérence et de rigueur, que diable!

Il eut été en effet sage que le président de la commission spéciale et la rapporteure de cette proposition de loi consultent préalablement le conseil national du numérique, comme le gouvernement s’était engagé à le faire lors de son séminaire de février 2013. Il apparaît manifeste que la volonté de pénaliser coûte que coûte les clients de la prostitution ne doive pas s’embarrasser de ce type de détails.

Il eut été aussi possible de voter l’amendement que j’ai déposé au nom du groupe écolo afin de rendre le recours à l’autorité judiciaire incontournable, à la fois pour l’intérêt des enquêtes et le respect des libertés, à l’instar de trois collègues socialistes.

Il eut été aussi plus cohérent que le groupe socialiste ne prête pas son soutien à une telle disposition après avoir dénoncé, à juste titre, sous les précédentes mandatures, la mise en place de filtrage administratif de l’internet.

Le gouvernement a déposé mardi 26 novembre suite à l’avis plus que sévère du conseil national du numérique sur l’article 1 du texte un amendement pour éviter le retour du filtrage administratif sous couvert de lutte contre les réseaux.

On peut lire dans la justification de l’amendement que « le partage entre les responsabilités respectives du juge et de l’autorité administrative dans ces décisions est un sujet qui mérite une réflexion plus approfondie, dans le respect des droits fondamentaux en termes de libertés d’expression et de communication. Le numérique, ses technologies et ses usages peuvent et doivent être un support et un facteur d’approfondissement de ces droits. Le gouvernement a engagé cette réflexion dans le cadre de la préparation de l’habeas corpus numérique. Il est prématuré de prévoir l’inscription d’un dispositif de ce type dans une proposition législative ». Tout est bien pesé et bien prudent.

Il ne reste plus qu’à espérer que les responsables de cette proposition de loi après avoir voté le retour du filtrage administratif de l’internet sans se poser aucune question ne s’en posent pas davantage pour se contredire et obéir au gouvernement. Sur ce point comme sur le reste du texte, les conséquences des mesures proposées sont bien loi d’avoir été pesées.

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