Gérard Magnin : « La gouvernance de l’énergie en France est néfaste pour le pays »
Gérard MAGNIN, ancien administrateur EDF et Fondateur du réseau des villes européennes pour la transition énergétique Energy Cities, a livré une tribune dans ALTER ECO + sur le rôle des territoires comme acteurs incontournables de la transition énergétique et la gouvernance actuelle de l’énergie en France.
Réhabilitation des bâtiments, centrales solaires, nouveaux réseaux de distribution…, c’est au niveau des territoires que la transition énergétique va prendre forme.
Quel bilan peut-on tirer de la loi relative à la transition énergétique (LTE) ?
Le grand mérite de cette loi est d’inscrire la France dans une nouvelle trajectoire, attendue par la société, en tentant de « forcer » au changement ceux qui continuent de penser que demain sera le prolongement du passé. L’électricité n’est pas tout – c’est environ 22 % de nos consommations finales d’énergie –, mais les choix politiques et industriels dans ce domaine surdéterminent très largement tout le reste des questions énergétiques. La loi a fixé des objectifs en la matière, avec la réduction de la part du nucléaire. De plus, cette loi et le débat qui l’a précédée ont fait entrer dans les mœurs la question de la transition énergétique. Cette dimension culturelle est très importante.
Un an après l’adoption de la loi, le Réseau action climat alerte sur la faiblesse de sa mise en application. Et l’objectif initial de 23 % de renouvelables dans la consommation finale d’énergie1 en 2020 ne sera atteint qu’en 2031 si l’on suit le rythme actuel. Qu’en pensez-vous ?
« La France fait la course en queue de peloton sur les nouvelles énergies renouvelables »
En dépit d’évolutions, la France fait la course en queue de peloton sur les nouvelles énergies renouvelables et les objectifs seront loin d’être atteints. Par-delà quelques errements que relève le Réseau action climat dans son bilan, la volonté de la ministre de traduire dans les faits les dispositions de la loi via des décrets et des ordonnances reste forte. Mais les décisions ne sont jamais que le reflet de rapports de force à un moment donné, y compris dans les décrets d’application qui se doivent d’être… applicables, c’est-à-dire appropriables par les acteurs de terrain dans des délais rapides. Par ailleurs, je n’ai pas entendu beaucoup de parlementaires socialistes – qui ont voté la loi – s’exprimer publiquement pour la promouvoir ou la défendre.
Quelles sont les résistances au changement qu’on observe aujourd’hui ?
Quand Jean-Bernard Lévy, patron d’EDF, souligne « une forte concurrence, notamment avec les énergies renouvelables », la messe est dite : il s’agit d’une compétition entre le nucléaire et les renouvelables, loin de la communication officielle de l’entreprise sur les complémentarités. Pour EDF, diminuer la part du nucléaire demeure une question hors sujet. Et cela rejaillit forcément sur la place des renouvelables dans le pays.
Pourquoi la part du nucléaire reste-t-elle si prégnante ?
La gouvernance de l’énergie en France, qui fait jouer à l’Etat simultanément les rôles de législateur, d’actionnaire et d’architecte industriel, est néfaste pour le pays2. Comment expliquer autrement que le projet de programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) proposé par le gouvernement, volontariste sur les renouvelables, soit quasiment muet sur la baisse de la part du nucléaire, alors même que la loi prévoit de la ramener à 50 % en 2025 ? Ou qu’il reste si discret sur les prévisions de demande d’électricité, laissant croire qu’il y aurait de la place simultanément pour une part croissante de renouvelables, la prolongation du parc nucléaire actuel, la construction de nouveaux réacteurs au Royaume-Uni puis en France, et les économies d’électricité ?
« L’Etat joue simultanément les rôles de législateur, d’actionnaire et d’architecte industriel »
Il faut certes donner le temps nécessaire aux transitions, mais pas pour autant donner aux stratégies du passé le pouvoir de confisquer notre avenir. L’Etat court le risque que des mesures de ruptures prévues par la loi ne se retrouvent submergées. Il a choisi politiquement, mais reste en même temps otage du passé. Cela peut expliquer le caractère apparemment contradictoire de mon diagnostic sur la loi.
Quelle est la place des territoires dans la transition énergétique ?
C’est une grande nouveauté de la LTE que d’avoir introduit la dimension territoriale dès l’article premier, où on se contente en général des objectifs. Quand on pense énergie au niveau national, on pense immédiatement à une politique sectorielle et verticale, appuyée sur de grandes entreprises avec lesquelles les décideurs politiques et leurs conseillers sont familiers.
Au niveau territorial, l’énergie est une composante d’un ensemble beaucoup plus intégré où l’on retrouve la valorisation des ressources locales, les circuits courts énergétiques, la revitalisation de zones en déshérence, l’agriculture et la sylviculture, l’habitat et les transports, l’aménagement du territoire. Résultat : s’il y a de fortes divergences entre Etats sur leurs politiques énergétiques (par exemple entre la France et l’Allemagne), il n’y a que des convergences entre les villes de ces deux pays.
Est-ce à ce niveau que doit avant tout s’engager la transition, compte tenu notamment des résistances au niveau national ?
La question n’est pas principalement de « contourner » le niveau national, mais de regarder les choses en face : où va-t-on, sur le terrain, réhabiliter les bâtiments, implanter des fermes éoliennes et des centrales solaires, méthaniser, transformer les réseaux de distribution ? C’est pourquoi la loi vise juste en décentralisant les responsabilités énergétiques, mais il faut aller au bout de la logique sous peine de ralentir la transition.
« La loi vise juste en décentralisant les responsabilités énergétiques, mais il faut aller au bout de la logique »
On observe ces changements avec une vigueur beaucoup plus grande dans trois directions qu’Energy Cities, association de villes européennes pour la transition énergétique, nomme « l’énergie en 3D » : décentralisation (de la production), dévolution (des responsabilités aux niveaux territoriaux) et désinvestissement (des énergies fossiles). Les systèmes verticaux font place aux réseaux horizontaux, de type « Internet ». Au-delà des réseaux électriques, c’est dans l’interaction des réseaux d’électricité, de gaz, de chaleur, d’eau et d’eaux usées, de transport, de numérique que résident les marges d’innovation les plus grandes. Voilà pourquoi c’est seulement depuis les territoires que l’on peut gérer cette complexité.
Concrètement, les citoyens de Béganne, en Bretagne, ou de Chamole, dans le Jura, financent leurs projets éoliens ; des start-ups développent des boucles locales énergétiques afin de consommer localement l’énergie produite localement via les réseaux existants ; les territoires à énergie positive se sont réunis fin septembre pour la sixième fois. Les élus locaux et la société se mobilisent.
Le budget alloué à la transition est-il suffisant ?
Je constate deux choses. D’une part, les moyens mis à disposition ne sont pas utilisés au maximum, par exemple pour la rénovation énergétique ou les réseaux de chaleur. Mais, d’autre part, il est clair aussi que l’argent mis pour tenter de sauver les industries du passé ne sera pas utilisé pour inventer l’avenir. Les territoires devront disposer de moyens pour assurer leur rôle de chefs de file de la transition (régions) ou devenir les coordinateurs de la transition dans leur espace (via les intercommunalités). Et nous devons éviter de payer deux fois – une fois pour le maintien de l’existant, une autre pour le changement –, car nous n’en avons pas les moyens.
De plus, nous aurons surtout besoin de financements privés et l’épargne ne manque pas en France : combien de retraités pourraient doter leurs petits-enfants de parts sociales dans un projet éolien coopératif ? Combien de mutuelles, caisses de retraite et autres fonds d’investissement pourraient réorienter leurs placements ? C’est dans cette direction que nous devons aller.