Eric Alauzet sur LCP : Lanceurs d’alerte : des législations « éparses et toutes insuffisantes ».

Qu’est-ce qu’un lanceur d’alerte ?

Irène Frachon, Edward Snowden, Stéphanie Gibaud… Leurs révélations ont été à l’origine de certains des plus gros scandales financiers, médicaux ou d’espionnage de ce début de siècle.

Qualifiés de « lanceurs d’alerte« , ils sont, d’après le Conseil d’Etat, des personnes qui « signalent, de bonne foi, librement et dans l’intérêt général, de l’intérieur d’une organisation ou de l’extérieur, des manquements graves à la loi ou des risques graves menaçant des intérêts publics ou privés, dont ils ne sont pas l’auteur« .

Parfois seuls face à de puissantes entreprises, ces citoyens peuvent ensuite faire l’objet de représailles : harcèlements, plaintes pour diffamation, procédures de licenciement abusif…

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Pourquoi on en parle ?

A l’occasion de l’affaire des Panama Papers, des lanceurs d’alerte français ont pu évoquer l’extrême précarité de leur situation.

Le cas le plus emblématique est celui de Stéphanie Gibaud, une ancienne cadre d’UBS, dont les révélations ont permis de rapatrier près de 12 milliards d’euros en France : elle vit aujourd’hui des minimas sociaux… « Personne ne nous protège« , déplore-t-elle le 11 avril au micro d’Europe 1. Avant d’évoquer « l’impuissance de ceux qui nous dirigent« .

Par ailleurs, le Parlement européen a adopté la directive sur la protection du secret des affaires, le 14 avril. Selon Le Monde, le texte veut protéger les entreprises contre l’espionnage industriel et économique. Il prévoit toutefois la possibilité de dévoiler un secret si cela sert « l’intérêt public » et si la révélation est « pertinente« .

Mais cette formulation inquiète les opposants au texte, notamment les eurodéputés Verts et Front de gauche, qui estiment que la formulation de la directive risque de fragiliser la protection des lanceurs d’alerte, soumise à la libre appréciation des juges.

Les lanceurs d’alerte sont-ils protégés aujourd’hui ?

« Le législateur a, depuis 2007, adopté plusieurs dispositions importantes dont l’objet est de protéger les personnes émettant, de bonne foi, des alertes« , explique le Conseil d’Etat dans une étude publiée le 13 avril. Mais, regrettent les magistrats, « les dispositifs existants sont peu utilisés, ils ne forment pas un ensemble cohérent et ne sont pas suffisamment précis« .

« La protection est très insuffisante« , abonde le député du Doubs Eric Alauzet. L’élu écologiste, qui a notamment fait adopter en 2013 un amendement en faveur des lanceurs d’alerte dans la loi contre la fraude fiscale, évoque des législations « éparses et toutes insuffisantes« .

Au total, le Conseil d’Etat dénombre pas moins de 10 lois comportant des dispositions qui, de près ou de loin, sont censées protéger les lanceurs d’alerte :

  • loi du 2 novembre 2001 relative à la lutte contre les discriminations
  • loi du 17 janvier 2002 de modernisation sociale
  • loi du 2 janvier 2002 qui lutte contre la maltraitance et les abus sexuels envers les enfants et adultes vulnérables
  • loi du 13 novembre 2007 relative à la lutte contre la corruption
  • loi du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité du médicament et des produits de santé
  • loi du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel
  • loi du 16 avril 2013 relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement et à la protection des lanceurs d’alerte
  • loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique
  • loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière
  • loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement

 

Insécurité juridique

Dans ces conditions, difficile pour un lanceur d’alerte de s’y retrouver…

Ainsi, dans certains cas, un citoyen qui a connaissance de pratiques illégales est obligé de les dénoncer. C’est le cas pour les fonctionnaires qui « dans l’exercice de (leurs) fonctions acquièr(ent) la connaissance d’un crime ou d’un délit » : ils sont tenus « d’en donner avis sans délai au procureur de la République » (article 40 du Code de procédure pénale).

« A l’inverse, cette précision (du caractère obligatoire) ne figure pas dans la plupart des autres dispositions législatives récentes (…) dans le silence des textes, il s’agit donc d’une simple faculté« , rapporte le Conseil d’Etat.

Par ailleurs, aujourd’hui, le seul recours pour un lanceur d’alerte victime de représailles est de saisir le juge dont « l’action se borne le plus souvent à réparer les dommages déjà subis par le lanceur d’alerte« , regrette le Conseil d’Etat.

 

Secret professionnel

Autre problème : les lanceurs d’alerte, s’ils dénoncent des faits couverts par le secret professionnel, peuvent faire l’objet de poursuites pénales. Ainsi, les médecins, les membres des services sociaux ou encore les membres de professions financières et commerciales peuvent encourir une peine allant jusqu’à 1 an de prison et 15.000 euros d’amende… à moins que la loi ne rende obligatoire la révélation du secret dans certains cas précis. Ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle.

 

Les pistes envisagées pour mieux protégés les lanceurs d’alerte

Le statut des lanceurs d’alerte devrait évoluer rapidement. Mais dans quelles proportions ?

Loi Sapin 2 : financement des frais de justice et « socle commun » ?

Présenté le 30 mars en conseil des ministres, le projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (dit « loi Sapin 2 ») prévoit la prise en charge des frais de justice des lanceurs d’alerte. Une mesure qui devrait satisfaire Stéphanie Gibaud, qui, interrogée par Europe 1, dénonçait des « frais d’avocats absolument incroyables« .

L’écologiste Eric Alauzet, lui, souhaite élargir le dispositif pour indemniser l’intégralité du préjudice subi, comme la perte d’un emploi, l’annulation d’une promotion…

Interrogé par LCP.fr, le rapporteur du texte Sébastien Denaja (PS) n’écarte pas cette hypothèse. « Nous allons considérablement faire évoluer le texte, il sera enrichi, assure-t-il. C’est la volonté du gouvernement qui laissera les parlementaires très libres sur cette question« , continue le député qui entend aller « le plus loin possible« .

« Il y a aujourd’hui une multiplicité de statuts« , regrette le député qui évoque la nécessité de « réfléchir à un statut commun, à un socle de droits communs. »

Les députés pourraient donc choisir d’élargir le champ d’application du projet de loi : il s’adresserait à tous les lanceurs d’alerte, et pas seulement à ceux dénonçant des faits de corruption.

Les lanceurs d’alerte ne seront pas rémunérés

Si les lanceurs d’alertes pourraient à l’avenir être dédommagés, ils ne seront en revanche pas rémunérés. « Il y a en France un consensus sur ce point« , estime Sébastien Denaja.

Pas question donc d’imiter le Trésor américain, qui a fait un chèque de 104 millions de dollars à Barkley Birkenfeld, le cadre qui a dénoncé les agissements de la banque suisse UBS. Il faut éviter « de tomber dans un tel système« , explique le député PS de l’Hérault, qui, en revanche, évoque la possibilité de reprendre certaines préconisations du Conseil d’Etat.

Vers une extension de la compétence du Défenseur des droits ?

Dans son étude « Droit d’alerte : signaler, traiter, protéger » du 13 avril, le Conseil d’Etat propose par exemple la création d’un site internet unique d’information pour les lanceurs d’alerte.

Autre préconisation : inscrire dans la loi le fait que toute mesure de représailles motivée par une alerte serait nulle. Le Conseil souhaite également qu’une personne s’estimant victime de telles mesures puisse se tourner vers le Défenseur des droits.

Le rapport propose aussi de garantir la confidentialité de l’auteur des alertes. « Ce principe s’appliquerait aussi aux personnes visées par le signalement aussi longtemps que sa véracité n’a pas été confirmée« , ajoute le Conseil. Ce dernier demande enfin au législateur d’adopter une loi permettant à un lanceur d’alerte de lever l’un des « secrets pénalement protégés » (secret médical, secret de la défense nationale, secret professionnel, etc.)

Reste à savoir quelles propositions seront retenues par les députés… Réponse le 25 mai en commission des lois et le 7 juin pour l’examen du texte dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale.

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