Nicolas Sarkozy voulait organiser une fête du « vrai » travail, le jour du « vrai » 1er mai. Il y a discouru avec cette morgue qui lui vaut sa ration quotidienne d’antisarkozysme primaire.
On lui reproche l’adjectif « vrai ». Au lendemain de sa déclaration, avec son bagout de bonimenteur surentraîné, il affirme ne jamais l’avoir employé. On lui montre les images et on lui fait écouter ses paroles. Il se réfugie alors derrière l’argument éculé selon lequel le qualificatif a été « sorti de son contexte ».
Jean-Luc Mélenchon, le « grand méchant rouge », note, avec une délicieuse perfidie, que la notion de « vrai » travail figure dans un discours du collabo Pierre Laval. Le ton monte, « L’Humanité » évoque le maréchal Pétain, la droite en réfère à Staline.
Cet épisode de la campagne électorale offre au philosophe l’opportunité d’une digression pleine de sens. Puisque la querelle porte sur le travail et le 1er mai, « vrai » ou faux, demandons-nous s’il existe un « vrai » capitalisme. La réponse est : oui. Le « vrai » capitalisme, c’est l’histoire suivante.
L’agence Reuters nous apprend que, voici quelques mois, une New-yorkaise avait donné l’un de ses reins à sa patronne malade et condamnée. Le patient s’en était tiré. Mais la généreuse employée vient d’être mise à la porte ! Elle s’appelle Deborah Stevens. Le motif de son licenciement lui a été signifié grosso modo en ces termes : vous avez cessé d’être performante, vos problèmes de santé vous rendent inefficace.
Le paradoxe est que l’employée souffre de troubles imputables à… l’intervention chirurgicale au cours de laquelle elle a offert son rein à sa boss : lésions des nerfs de la jambe, ennuis digestifs, complications diverses… Le fait est qu’elle est malade. Elle accumule les retards ou les erreurs au boulot : hop ! Dehors, la fainéante ou l’incompétente…
« Dans un communiqué, ajoute l’agence Reuters, l’entreprise Atlantic Automotive Group précise qu’il est regrettable qu’une employée prenne prétexte d’un acte généreux pour formuler une réclamation sans fondement. »
Nous tenons là un apologue quasi christique de la vraie nature du capitalisme. Appelons cette histoire « la parabole du rein donné ». En vérité, je vous le dis : le capitalisme possède une nature profonde qui ignore la reconnaissance et le partage. Lorsqu’il n’est pas rectifié ou même corseté par la loi, ce mode de production ressemble au Shylock du Marchand de Venise shakespearien. Il exige sa livre de chair.
La logique qu’il propose, le fameux « travailler plus pour gagner plus », revient pour le prolétaire à offrir au patron et aux actionnaires, contre de moins en moins d’argent, sa force physique, son intelligence, sa santé et, on le voit dans l’exemple de Deborah Stevens, jusqu’à ses organes… Littéralement, le travailleur s’ampute pour accroître le taux de profit de sa boîte. L’unique remerciement du patron consiste à envoyer le prolétaire usagé au chômage. À la misère…
Ce n’est pas le riche qui fait vivre le pauvre (et qui menace de s’exiler dans un paradis fiscal à la moindre menace de taxation) : c’est le pauvre qui fait exister le nanti, grâce à la plus-value qu’il crée en travaillant… Se pose, à nouveau, la question de la pertinence de l’analyse marxiste. Papy Karl a été enterré dans la fosse commune du communisme stalinien. Mais coucou ! Il ressuscite…
Il revient au monde, plus incisif et ironique que jamais… Il se débarrasse des oripeaux bureaucratiques et dictatoriaux dont l’Histoire l’a affublé pour en faire un épouvantail. Il démontre que le goulag, le maoïsme, les Khmers rouges et la Corée du Nord n’étaient pas dans sa philosophie, mais dans la nature de l’homme même.
Regardez-le sourire derrière sa barbe blanche, avec ce mélange de tristesse, de révolte et de grandeur prophétique qui séduisit et séduira les foules. Écoutez-le dénoncer « la soif de vampire du capital pour le sang vivant du travail ».
Ce « sang vivant du travail » pourrait être celui de Deborah Stevens. Une livre de sa chair… Ou l’un de ses reins, grâce auquel son patron vit encore – et encense bruyamment les vertus du « vrai » travail, le jour du « vrai » 1er mai !