Denis Dupré : Pourquoi notre gouvernement ne veut pas de la transparence fiscale?

Article de Denis Dupré dans Huffinghton Post.

Enseignant-Chercheur en Finance, Ethique et Développement durable à l’Université de Grenoble

Membre du collectif « Stop Evasion Fiscale »

 

Dans l’Esprit des Lois, Montesquieu affirmait pour se moquer des raisonnements des esclavagistes: « Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. » Le changement des mentalités et des pratiques fut long mais un siècle plus tard, l’esclavage fut aboli en France.

Faudra-t-il attendre 2116 pour récupérer tout ou partie des 60 milliards perdus par la France du seul fait de la fraude fiscale des entreprises? Illégales pour les unes, illégitimes pour les autres, les pratiques de l’optimisation fiscale sont dans les mœurs de nos entreprises qui ne voient pas comment faire autrement.

A la une des Echos le 7 juin 2016, le MEDEF et l’AFEP parlent de « suicide économique » à propos de certains amendements proposés à la loi Sapin 2, amendements qui veulent, pour une vraie transparence fiscale, une publication des données des entreprises pays par pays, filiale par filiale. Ils y voient « une mesure non seulement contraire à la liberté d’entreprendre mais surtout à même de les affaiblir face à leurs clients et leurs concurrents internationaux ».

 

Les arguments des opposants à la transparence

Un de leurs arguments est de dire que pour une entreprise européenne « les informations publiées pourraient alors permettre de reconstituer sa marge et lui seraient préjudiciables. » Pourtant, aujourd’hui, notamment dans les pays d’Europe, les informations sur les bénéfices des entreprises sont déjà publiques.

Pour détecter l’évasion fiscale, on ne peut à la fois accepter la transparence sur les marges en Europe et ne pas la vouloir hors Europe pour ne pas donner des informations à la concurrence, comme le note la députée Karine Berger lors des débats parlementaires: « Je suis favorable à ce que la directive européenne oblige à une publication pour l’ensemble des pays du monde, et je ne comprends pas le raisonnement selon lequel on devrait publier, pays par pays, en Europe, mais qu’on ne devrait pas le faire ailleurs. Soit on a un vrai problème de confidentialité par rapport aux clients -dans ce cas la publication, y compris en Europe, est impossible-, soit on considère que ce n’est pas indispensable. »

L’autre argument des opposants est que la transparence fiscale favoriserait les rachats de nos fleurons par les entreprises étrangères. Or, les entrepreneurs chinois n’attendent visiblement pas la transparence fiscale et achètent massivement les fleurons européens avec leurs 3000 milliards de réserves de change. Et avec l’appui de nos gouvernants en prime! La question serait plutôt de savoir si le régime fiscal que leur réserve Bercy pour les bénéfices qu’ils vont réaliser en France sera le même que celui imposé aux entreprises nationales, ou si les prix de transfert avec leur holding chinois leur assureront de ne pas payer d’impôt en France.

Où est donc le véritable problème qu’imposerait une vraie transparence fiscale aux grandes entreprises On peut analyser ce qu’il en a été pour les banques à qui cette transparence, sous l’impulsion de la France, s’applique désormais depuis 2013.

 

Le poids de l’opinion publique

Ont-elles perdu leur compétitivité? Qu’a permis la transparence? La démonstration a été faite que si Bercy a effectué pour ces compagnies des redressements, cela ne les a empêchées en rien de poursuivre leur business et de continuer à ne pas payer en France les impôts qu’elles devraient. Les informations publiques ont permis aux ONG d’enquêter et de mettre en lumière les comportements anormaux de certaines banques. Du coup, ce n’est plus derrière les portes anonymes des couloirs feutrés de Bercy que les pratiques frauduleuses sont sanctionnées mais devant l’opinion publique, qui se révèle le seul levier pouvant contraindre ces organismes à changer de pratiques. Les actionnaires ont du pouvoir, les consommateurs et les usagers informés en ont autant sinon plus!

Il est compréhensible que les grandes entreprises craignent cela. L’habitude est à l’entregent et on ne peut exercer le chantage à l’emploi que dans la discrétion. On peut aussi comprendre que nos gouvernants redoutent cette publicité, cette transparence qui les empêcherait de faire des cadeaux discrétionnaires à telle ou telle multinationale en dehors du regard citoyen.

Les trémolos de monsieur le Ministre Sapin, venu en personne ce 9 juin 2016, devant une Assemblée nationale vide à 93%, sont-ils crédibles? « De quoi aurais-je l’air devant la Commission européenne? » (écouter ici à 2h55) demande-t-il, craignant que sa loi ne soit censurée par le Conseil constitutionnel, avec un amendement pour une transparence fiscale complète, sous prétexte qu’elle ferait entrave à la liberté d’entreprendre.

Le rapporteur de la loi Sébastien Denaja va le confirmer: « Certains nous reprochent d’agiter la menace d’inconstitutionnalité. Mais je rappelle que nous sommes dans une zone d’incertitude et qu’il est toujours difficile d’apprécier ce que sera la position du Conseil. »

C’est le député Pascal Cherki qui va défendre la fiabilité de l’institution: « Le Conseil constitutionnel a bon dos. Serait-il à ce point gagné par la pression des lobbies, notamment financiers, qu’il censurerait une disposition votée par la représentation nationale?

Cela serait en effet bien étrange! La constitution de 1958 stipule « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789« . Or, selon la Déclaration de 1789, tout citoyen a le droit de constater par lui-même le recouvrement de l’impôt: « Art. 14. – Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée. »

Yann Galut va préciser: « Il est possible d’éviter la censure constitutionnelle. La conciliation entre la liberté d’entreprendre et la lutte contre l’évasion fiscale et/ou l’intérêt général a d’ailleurs déjà été opérée par le législateur avec l’aval du Conseil constitutionnel dans une décision du 29 décembre 1989. »

Enfin, Eric Alauzet argumente: « on voit mal comment le Conseil constitutionnel pourrait s’opposer à ce que le reporting public s’impose à la Suisse ou aux États-Unis, dès lors qu’il accepterait qu’on l’applique à l’Europe. »

Le risque d’inconstitutionnalité avancé par le gouvernement et par les porte-parole des grandes entreprises est difficile à défendre.

 

Tricher avec l’impôt s’est incrusté dans la mentalité des entreprises comme l’esclavage au siècle de Montesquieu

Tricher avec l’impôt, c’est-à-dire ne pas soutenir le territoire sur lequel on est impliqué, pratiquer l’optimisation fiscale c’est-à-dire demander aux salariés, aux non-employés et aux contribuables d’assurer le « toujours plus » versé aux actionnaires, sont devenus en quelques années les pratiques de toutes les entreprises qui le peuvent. Ces pratiques dont les conséquences sont bien plus lourdes que les 60 milliards perdus par la France, s’incrustent dans nos mentalités comme une réalité sans alternative, comme l’esclavage au siècle de Montesquieu.

Je l’entends nous railler: « Les actionnaires n’auraient plus de dividendes satisfaisants si une vraie transparence fiscale était imposée« .

Il en a fallu du courage et de l’abnégation aux abolitionnistes pour franchir les obstacles au temps de Montesquieu. Est-ce cela qui manque à nos représentants politiques d’aujourd’hui?

Monsieur le Ministre des Finances, vous ne vous demandez pas: « Si je choisissais de défendre une transparence fiscale réelle… de quoi aurais-je l’air devant mes concitoyens? » Pourtant, ils pourraient alors simplement être fiers de votre engagement.

 

2 commentaires pour “Denis Dupré : Pourquoi notre gouvernement ne veut pas de la transparence fiscale?”

  1. c’est aussi dans la téte de chaque citoyen de vouloir tricher, difficile dans ce cas de réaliser des choses avec les citoyens, ils crient contre les très riches mais voudraient etre a leur place, compliquer

  2. Je ne suis pas d’accord! Nous sommes très nombreux à payer nos impôts sans vouloir et sans tricher -on n’en a d’ailleurs pas les moyens- et je ne vois pas au nom de quoi les entreprises devraient s’arranger pour pouvoir donner plus à leurs actionnaires à notre détriment à tous. Notre gouvernement (est-ce d’ailleurs encore notre gouvernement) devrait avoir un peu plus de courage et faire enfin ce qui serait juste en la matière.

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