Retour de Tunisie par Hédia Manaï-Bauchet
De retour récent de Tunisie, j’avais envie de vous faire partager quelques impressions sur ces rencontres vécues dans la nouvelle Tunisie, née de la révolution de Jasmin. Bien évidemment, pour moi qui ai grandi en Tunisie, chaque nouveau séjour est toujours chargé d’émotions. Mais ce dernier le fut évidemment plus particulièrement. Car tout d’abord c’est au chevet de ma grand-mère qui est à la veille du « grand voyage » que je me rendais. Mais j’avais aussi l’envie de partager avec le peuple tunisien ce bel air de liberté qui souffle sur la Tunisie… Ce peuple qui a osé relever la tête et dire non à la dictature.
Ce n’est pas fréquent que la Tunisie fasse la Une des journaux. J’appréhendais ce nouveau contexte mais je ressentais aussi une joie profonde à l’idée de découvrir des changements concrets. Dès mon arrivée, j’ai observé ces bouleversements à travers l’absence de portraits géants de notre « big brother » national qui avait fini par faire partie du paysage et puis aussi la surprise que le moindre carrefour pouvait fonctionner sans présence policière ! C’est surtout à travers les rencontres dans ma famille ou chez des amis que j’ai pu mesurer que la parole se libérait vraiment, comme un besoin de se livrer et de rattraper le temps perdu. Mes oncles habituellement peu bavards ont tenu à m’expliquer l’envers du décor de ces dernières années : les humiliations, la précarité, les incertitudes sur l’avenir, la perversité du système où chacun finit par se méfier de tout le monde, même de la famille.
Pour moi qui ai découvert en France, dans nos quartiers populaires, la force de l’engagement pour permettre à des personnes écrasées par leurs conditions de vie de pouvoir s’exprimer, d’agir et devenir « acteurs » des changements attendus, je dois vous l’avouer, j’avais du mal alors à supporter cette passivité ambiante, ce fatalisme apparent « que veux tu… on ne peut rien y faire…c’est comme ça »…et bien c’est une sacrée leçon ! Il existe toujours l’espoir d’une vie meilleure même là où ne l’imagine plus !
En prenant son destin en main, au prix de lourds sacrifices, nos frères du Bled construisent leur avenir. Malgré les inquiétudes, ils sont plein d’énergie pour « apprendre » à s’organiser et peser sur les choix de demain, à l’image des ouvrières des multiples usines de textile (délocalisées pour nos grandes marques !). Elles veulent ainsi par exemple créer un syndicat pour mieux se défendre et améliorer leurs conditions de travail souvent très pénibles et pour un salaire de misère. Je pense aussi à la visite d’un centre culturel qui déborde d’initiatives et de créativité depuis le 14 janvier…
J’ai écouté le Rap de jeunes de Kairouan et j’ai entendu la souffrance d’une jeunesse sacrifiée. Ils nous rappellent que le choix de l’exil et de l’immigration n’était pas une fantaisie mais souvent la seule solution pour refuser l’absence d’un avenir décent… J’ai beaucoup entendu ce désir de dignité qui a guidé cette révolution. Je pense enfin au plaisir d’ouvrir un journal avec de vraies informations et même de regarder la télé : enfin en lien avec la vraie vie des tunisiens, enfin, on se remet chanter et danser comme avant.
Je vous épargnerai les analyses stratégico-politiques, mais je peux témoigner que même s’il faut toujours se méfier de l’islamisme radical, les tunisiens que j’ai rencontré savent replacer l’Islam dans la sphère privée. Ils ne comptent pas sur la religion pour construire les changements nécessaires….ils n’ont pas envie de revenir en arrière…Je mesure la maturité de mes compatriotes qui ont bien compris l’importance de la laïcité depuis l’indépendance.
Je suis aussi admirative de leur sérénité car dans cette période encore instable, ils font preuve d’un grand sens des responsabilités…Malgré l’absence visible de policiers et les quelques militaires devant les endroits stratégiques, la situation m’a semblé apaisée.
Quelle belle surprise : la Tunisie ce n’est plus seulement de jolies plages et du soleil pour les touristes. A nous ici de changer nos regards, car nous avons beaucoup à apprendre de la lutte de ce peuple tunisien. Une lutte qui est venue nous réchauffer en plein hiver ! A nous d’inventer avec eux de nouvelles relations égalitaires et respectueuses de chacun ! A eux d’inventer leur avenir, leur modernité… sans rien renier de leur récent combat pour la liberté.
De ce séjour très marquant, je garde en mémoire mon passage à Sidi Bouzid, ville du terrible sacrifice de Mohamed Bouazizi, mais ville aussi où est né l’Espoir.
Hédia Manaï-Bauchet, le jeudi 10 février 2011.