Tribune dans Libération : « Lutter contre les paradis fiscaux sans semer d’illusions »
Eric ALAUZET, avec ses deux collègues députées européens, le français Jean-Paul Besset et l’allemand Sven Giegold, répondent, dans une Tribune dans l’édition de Libération du 18 mai 2013, aux membres du Collectifs pour l’audit citoyen qui affirmaient qu’éradiquer les paradis fiscaux suffirait à rendre toute politique de rigueur inutile. Ce n’est pas si simple… (Tribune du 30 avril ci-dessous également).
Lutter contre les paradis fiscaux sans semer d’illusions
Par
Eric Alauzet, député EELV du Doubs
Jean-Paul Besset, député Vert européen
Sven Giegold, député Vert européen
Le 30 avril 2013, des membres du Collectif pour l’audit citoyen de la dette publique ont publié dans Libération une tribune contre l’évasion fiscale qui, si on l’éradiquait, rendrait selon eux toute politique de rigueur budgétaire inutile. Le raccourci nous paraît trop rapide et de surcroît susceptible d’entretenir l’illusion qu’il suffirait de lutter contre les paradis fiscaux pour parvenir à sortir de la crise.
Nous partageons avec les auteurs l’ambition et la nécessité de mettre fin à la «logique systémique» des paradis fiscaux qui gangrène l’économie mondiale. Oui, il s’agit bien là, à nos yeux comme aux leurs, d’un objectif de lutte prioritaire. Encore faut-il bien identifier le scandale : l’essor des paradis fiscaux n’est pas seulement dû à la dérégulation mondialisée des flux financiers ; il s’appuie aussi largement sur le cynisme fiscal de certains Etats pour attirer entreprises et particuliers, ainsi que sur le refus de coopération des gouvernements nationaux en matière de lutte concertée contre l’évasion et la fraude. De nombreux pays ne tolèrent-ils pas les paradis fiscaux en Europe, y compris l’Allemagne avec ses voisins et la France avec Monaco et Andorre ? La fraude à grande échelle n’est pas seulement subie sous la pression des marchés financiers. Elle est aussi, de fait, tolérée par les gouvernements.
Comme le rappellent les membres de l’audit citoyen de la dette publique, l’évasion et la fraude fiscale en Europe est estimée par la Commission européenne à quelque 1 000 milliards d’euros, soit l’équivalent de sept années de budget européen ! Cette estimation de 1 000 milliards échappant aux fiscs des pays européens provient d’une analyse du Tax Research UK. L’étude approche sans doute l’ordre de grandeur globale mais elle indique aussi et surtout qu’une grande partie de l’évasion et de la fraude fiscale provient de l’économie souterraine (grey economy) sur laquelle nous ne disposons pas de chiffres précis et qui s’appuie sur des comportements individuels (fraudes à la TVA ou aux autres taxes, manipulations de trésorerie…), souvent de la part de petites entreprises. La lutte contre la fraude et l’évasion commence au niveau national. Laisser croire qu’il suffirait d’engager un combat global contre la finance internationale et les paradis fiscaux est trompeur car cela ne suffira pas. Les Etats doivent aussi balayer devant leurs portes.
Au-delà de cette prudence dans l’analyse, nous tenons à alerter le Collectif pour l’audit citoyen sur l’équation trop simpliste qu’il nous propose. Selon ce collectif, l’éradication des paradis fiscaux rendrait ipso facto toute rigueur budgétaire inutile. Cette affirmation est trop belle pour être vraie. Implicitement, elle sème l’illusion qu’il suffirait de récupérer le produit des fraudes pour rétablir d’un coup de baguette magique les équilibres budgétaires. Il y a là la tentation d’en revenir à une politique laxiste, les pouvoirs publics se sentant dispensés de poursuivre l’objectif de réduction des déficits publics puisqu’ils auraient accès à une manne inespérée. Or, la réduction des déficits est, pour nous, un impératif politique si nous voulons échapper à la férule des marchés et réunir les moyens d’engager les transitions vers une nouvelle économie écologique et sociale. Certes, cette réduction doit se faire avec souplesse et discernement, en préservant les investissements d’avenir. Mais, si nous voulons atteindre un niveau d’activités économiquement, socialement et écologiquement durables, elle est aussi indispensable que l’éradication des paradis fiscaux.
La lutte contre les paradis fiscaux, aussi nécessaire et urgente qu’elle soit, ne doit donc pas nous priver de l’obligation de sortir du système de pensée qui a consacré la fuite en avant des déficits et de la dette comme mode de développement de nos sociétés. Français, Allemands, Européens, c’est ensemble que nous parviendrons à tenir tous les termes de l’équation.
————————————————————
«Eradiquer les paradis fiscaux» rendrait la rigueur inutile
Par THOMAS COUTROT Attac , VINCENT DREZET (Snui) Solidaires finances publiques, PIERRE KHALFA Coprésident de la Fondation Copernic. Membres du Collectif pour un audit citoyen de la dette publique, CHRISTOPHE DELECOURT CGT Finances
Jérôme Cahuzac, célébré jusqu’à sa chute comme le «moine soldat de la rigueur», était un cynique adepte de l’évasion fiscale. Grand écart dévastateur pour la politique de François Hollande, qui affirme maintenant vouloir désormais «éradiquer les paradis fiscaux». Cette ambition nouvelle et bienvenue est-elle envisageable sans remettre en cause le rôle prééminent des marchés financiers dans nos sociétés ? A notre avis, non.
L’évasion fiscale n’est pas qu’une «faute morale» (pour citer M. Cahuzac) attribuable à quelques brebis galeuses, ni une simple affaire de «délinquance financière». Il faut admettre que si, comme c’est établi par les spécialistes, la moitié du commerce international de biens et services transite par les paradis fiscaux, nous ne sommes pas confrontés à des pratiques délictueuses marginales mais à une logique systémique. L’éradication des paradis fiscaux et de l’évasion fiscale rebattrait toutes les cartes du jeu économique.
Leur essor prodigieux découle directement de la libéralisation des mouvements de capitaux intervenue dans les années 80. Les valises de billets à la frontière suisse faisaient partie depuis longtemps du folklore national, mais l’affaire a pris dès lors une tout autre dimension. Libres de déplacer d’un clic de souris leurs capitaux d’une place financière à l’autre, les riches particuliers ont rapidement appris à utiliser les services intermédiaires financiers pour «optimiser» la charge fiscale. Les multinationales, elles, ont appris à utiliser leurs réseaux mondiaux pour manipuler les prix de transferts de biens et de services afin de localiser l’essentiel de leurs profits dans des territoires fiscalement bienveillants. C’est ainsi que Google ou Total ne paient presque pas d’impôts dans leur pays d’origine. Quant aux banques, elles ont multiplié les filiales dans ces mêmes paradis fiscaux pour séduire cette clientèle de particuliers et de firmes transnationales. Les révélations de Offshore Leaks sur les placements organisés par BNP Paribas et le Crédit agricole aux Caïmans ou à Singapour ne font que confirmer ce qu’on savait déjà.
Les ordres de grandeur des sommes ainsi détournées donnent le vertige : la Commission européenne estime que 1 000 milliards d’euros échappent chaque année aux fiscs européens, soit 7 % du PIB de l’UE. Cela correspond pour la France, à 140 milliards d’euros par an, deux fois le montant de l’actuel déficit public.
La lutte résolue pour éradiquer les paradis fiscaux, qu’a annoncée François Hollande, rendrait donc inutile la poursuite des politiques de restriction budgétaire : même en ne récupérant que la moitié des sommes en jeu, l’équilibre budgétaire serait rétabli sans sacrifier les retraites, les emplois publics ou les investissements écologiques d’avenir.
Au-delà même des chiffres, l’éradication de ces paradis signifierait l’instauration de nouvelles règles du jeu qui transformeraient radicalement les rapports de forces entre la finance et la société. Les propositions de transparence énoncées par M. Hollande – comptabilité par pays, échange automatique d’informations bancaires – pourraient sembler aller dans le bon sens. Mais le renvoi de ces décisions au niveau européen, ou pire encore au G 20, risque de les retarder et les délayer fortement. Pour montrer sa détermination, la France doit prendre sans tarder des mesures énergiques qui ne pourront que stimuler l’élan européen.
Ces règles doivent d’abord, en effet, imposer la transparence des activités : obligation de publier les prix de transfert, les profits et les impôts payés pays par pays par les banques et les transnationales, mais aussi les activités des chambres de compensation, identification automatique des titulaires et des montants des fortunes offshore et des sociétés écrans.
Mais la transparence ne suffit pas. Il faut mettre au ban les paradis fiscaux en interdisant toute transaction financière avec eux et en obligeant les particuliers et les multinationales, françaises pour commencer, à rapatrier les avoirs qu’ils y possèdent. Il s’agit de remettre sous l’empire du droit commun les riches et les grandes entreprises à qui le néolibéralisme a permis de faire sécession vis-à-vis du reste de la société.
Enfin, force est de constater que les réformes de l’Etat menées par les gouvernements successifs sous des sigles divers (RGPP, Réate [Réforme de l’administration territoriale], MAP…) n’ont cessé d’amputer les moyens des services publics en charge de la lutte contre les fraudes. Il est temps de rompre avec ces politiques et de donner aux corps de contrôle les moyens humains, budgétaires et juridiques pour sanctionner efficacement les fraudes fiscales mais aussi sociales, économiques, industrielles, environnementales…
Le collectif pour un audit citoyen de la dette publique (1) regroupe de nombreuses organisations pour refuser les fausses évidences selon lesquelles l’austérité budgétaire serait un mal nécessaire. La lumière que jette l’actualité sur l’une des origines des déficits publics confirme ô combien ce diagnostic. Nous pensons le moment venu de renforcer l’action des mouvements sociaux et citoyens pour de véritables alternatives à l’austérité, à commencer par cette lutte résolue contre l’évasion fiscale systémique.
(1) audit-citoyen.org