François Hollande débute ce 11 février une visite officielle aux Etats-Unis. Ce doit être aussi l’occasion d’aborder avec son homologue américain les sujets qui fâchent dont le scandale toujours en cours des écoutes de la NSA et l’accord de libre-échange transatlantique, que les écologistes et de plus en plus d’acteurs de la société civile dénoncent.
Snowden traqué, des millions de citoyens européens, nos dirigeants et nos institutions espionnés, le droit européen sur la protection des données, de la vie privée et la liberté d’expression piétinée… le scandale des écoutes illégales pratiquées par la NSA se poursuit. Malgré l’indignation, les États-Unis n’ont toujours pas fait la transparence sur leurs pratiques ni pris aucun engagement quant à l’arrêt de ces écoutes. Pourquoi le feraient-il d’ailleurs puisque l’Union Européen n’a rien exigé ? Ainsi, les gouvernements européens de tous bords se sont-ils contentés de condamnation de principe et n’ont pas envoyé de signal politique fort aux États-Unis. De même la France s’est-elle plié aux exigences américaines en empêchant le survol de son territoire au Président bolivien Evo Morales parce qu’il était soupçonné de vouloir prêter assistance au dissident Edward Snowden.
A lui seul, ce scandale devrait suffire à stopper les négociations commerciales UE-US. Mais, au Parlement européen, conservateurs, libéraux et sociaux-démocrates, prisonniers de leur soutien au libre-échange transatlantique, ont rejeté le 18 novembre 2013 la proposition des écologistes de suspendre les négociations. Un paradoxe pour une institution qui se veut le garant des libertés fondamentales et de la démocratie, et qui porte aujourd’hui une proposition de législation très protectrice pour les citoyens européens en ce qui concerne la confidentialité de leurs données personnelles. Une législation qui sera à l’agenda des négociations commerciales puisque de nombreuses multinationales américaines souhaitent démanteler notre modèle de protection.
Traité de libre-échange transatlantique : des risques connus contre des promesses jamais tenues
Pour rappel, l’Union européenne et les États-Unis ont engagé, le 14 juin 2013, des négociations pour créer la plus grande zone de libre-échange au monde. Après plusieurs tentatives avortées depuis les années 90, la Commission européenne, poussée par Angela Merkel et David Cameron, remet le couvert sans lésiner sur les promesses : 1% de croissance annuelle supplémentaire, le boom de nos exportations et des emplois à gogo… en 2027 ! Avec des gouvernements qui font du retour de la croissance leur horizon ultime, les chiffres avancés par la Commission font mouche. Passons sur l’escroquerie intellectuelle et politique : les bénéfices du libre-échange et de la dérégulation promis depuis vingt ans auraient dû nous donner une croissance économique supérieure à celle de la Chine ! Il n’en est rien. Au contraire, cette logique néolibérale nous a conduits à une croissance nulle, à 25 millions de chômeurs, à toujours plus d’inégalités sociales et de prédation sur les ressources.
De quoi parle-t-on ? L’accord envisagé ne cherche pas à favoriser les échanges de biens et services par la réduction des barrières tarifaires : le commerce transatlantique représente déjà le tiers du commerce mondial et les droits de douane sont marginaux. Cette nouvelle étape de libéralisation concerne avant tout les cadres réglementaires, c’est-à-dire les règles, les normes, les droits qui régissent l’économie et le vivre ensemble, et traduisent, bien souvent, des choix de société décidés démocratiquement.
Côté américain le mandat est clair : c’est toujours plus d’OGM, l’arrivée dans nos assiettes de la volaille chlorée et du bœuf aux hormones, la remis en cause du principe de précaution. C’est un modèle agricole toujours plus industrialisé et concentré, quand la taille moyenne des exploitations atteint 180 hectares aux Etats-Unis contre 21 hectares en Europe. C’est encore plus de libéralisation des services, y compris de services publics, culturels et financiers. C’est, en matière de propriété intellectuelle, la menace sur les libertés numériques et sur les données privées, mais aussi la négation des indications géographiques protégées si importantes pour les produits de terroirs. C’est, en matière d’investissement, plus de pouvoirs pour les groupes multinationaux, une capacité encore réduite pour les citoyens, les salariés, les États et les collectivités à défendre leurs droits ou à en instaurer de nouveaux s’ils remettent en cause les perspectives de profits privés. Barack Obama a d’ailleurs été on ne peut plus clair : « Cet accord renforcera le pouvoir de nos multinationales »! C’est avec ce type d’accord que les firmes peuvent attaquer les États et leur demander des comptes lorsque leurs politiques publiques contreviennent à leurs intérêts. Ainsi l’entreprise américaine Lone Pine réclame-t-elle devant la justice 250 millions de dollars au gouvernement du Québec pour avoir prononcé un moratoire sur la fracturation hydraulique pour l’exploration et l’exploitation de gaz de schiste. Ce tribunal arbitral investisseur-Etat constitue un véritable cheval de Troie des firmes dans nos institutions pour contrer toute norme ou législation en matière de santé, de protection sociale ou environnementale.
Sur tous ces sujets, une harmonisation par le haut serait évidemment souhaitable, y compris vis-à-vis des pays émergents. Ce n’est malheureusement pas l’objectif retenu par les acteurs de cette négociation, privilégiant plus sûrement la dérégulation et le moins-disant réglementaire.
On comprend alors que le journal allemand Die Welt dénonce lui aussi cet« Otan de l’économie » qui ne conduirait qu’à étendre définitivement à l’Europe le modèle américain !
L’Europe ne sait pas ce qu’elle veut !
On voudrait sacrifier ce qui nous reste de modèle européen, alors qu’on ne parvient pas à protéger notre industrie ? Absurde. Aux États-Unis, la politique commerciale sert de manière pragmatique la politique industrielle : la sidérurgie bénéficie du programme Buy American ; l’administration Obama a décidé depuis un an déjà de contrer le dumping chinois sur les panneaux photovoltaïques en imposant des droits de douane allant jusqu’à 250% ; les PME profitent d’un Small Business Act qui leur donne un accès privilégié aux marchés publics. En Europe, la politique commerciale se fonde sur une foi inébranlable dans les vertus du libre-échange, au risque de sacrifier nos usines et ceux qui y travaillent, quitte à abandonner notre sidérurgie à Mittal et notre photovoltaïque aux Chinois.
Stratégiquement, l‘UE a donc beaucoup à perdre, y compris son statut de premier producteur de normes au monde. Divisée sur ses intérêts commerciaux, sans politiques économique et industrielle communes, sans vision géostratégique partagée, fragilisée économiquement et politiquement, elle risque de ne pas peser lourd face aux États-Unis. Et si l’on en juge par la formidable capacité américaine à se présenter unie lors de négociations commerciales, les chances sont grandes de voir les Vingt-huit se diviser à nouveau et céder sur des règles qui fondent pourtant l’identité européenne aujourd’hui.
Les États-Unis ne connaissent pas pareille confusion. Leur objectif est d’encercler la Chine. D’ailleurs, les négociations commerciales qu’ils ont engagées dans le cadre du « TransPacific Partnership » avec l’ensemble des pays d’Asie du Sud-Est, à l’exclusion de la Chine, sont leur priorité. Et ils savent qu’elles sont un puissant moyen de pression pour obtenir des concessions d’une Europe qui peine toujours à définir ses relations avec les zones émergentes.
L’avenir de l’Europe est-il dans le rôle de satellite des États-Unis, participant à la confrontation entre un bloc occidental et un bloc libéralo-communiste ? Si certains voient dans le rapprochement avec nos partenaires américains la chance pour l’Europe de se doter d’une politique commune en matière de défense, de commerce, ou d’énergie, ils font fausse route: signer un tel accord, c’est purement et simplement confier les clefs de notre avenir politique à nos amis américains, et les laisser décider pour nous ! Pire encore, constituer de nouveau cesfameux « États-Unis d’Occident » rêvés par les néo-conservateurs, signerait l’entrée dans une logique d’affrontement et, partant, sonnerait le glas des valeurs européennes fondées sur la recherche d’une paix durable entre ses membres et dans le monde, anéantirait la perspective d’une Europe « puissance médiatrice ».
Il y a urgence pour l’Union européenne à ne pas choisir entre Chine et États-Unis. Il y a urgence à travailler ensemble pour une harmonisation de nos propres normes, en vue de constituer une identité européenne véritable. Avant de nous engager dans de nouvelles aventures commerciales, réfléchissons avec nos concitoyens à l’avenir que nous voulons pour nous et les générations d’Européens à venir, à quel modèle de développement nous voulons pour l’Europe de demain ? C’est tout l’enjeu du moment. L’urgence est de protéger et de moderniser notre économie, en nous dotant d’une politique industrielle ambitieuse, d’une politique de transition écologique, d’une politique fiscale harmonisée et d’une politique de change qui nous protège des yo-yo délibérés du dollar et du yuan. La priorité est également de redéfinir l’accès à notre marché, en le conditionnant au contenu des importations en CO2, au respect des droits humains, de la liberté syndicale, de normes sanitaires et environnementales exigeantes.
En 1998, Lionel Jospin avait stoppé, au nom de la France, la négociation de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) qui renforçait, là aussi de manière totalement déséquilibrée, les droits des investisseurs étrangers. François Hollande doit aujourd’hui agir en ce sens.
L’exception culturelle : un arbre qui cache une forêt de renoncements
Certes la France a obtenu d’exclure provisoirement les services culturels de la négociation transatlantique. S’il faut évidemment se réjouir de cette avancée pour laquelle nous nous sommes battus au Parlement européen, faut-il pour autant crier victoire ? Absolument pas, à moins de considérer que la France est définitivement un petit pays, sans vision pour l’Europe, sans pensée sur la mondialisation, juste capable de beaux coups grâce à son droit de veto. L’exception culturelle est un bel arbre qui ne doit pas cacher la forêt des renoncements sur tous les autres sujets.
Les fondements du combat pour l’exception culturelle auraient dû être étendus à tous les champs de la société menacés par cet accord. Quid de l’exception alimentaire ? Quid de l’exception publique ? Quid de l’exception démocratique quand les citoyens européens espionnés par la NSA sont moins bien informés que les négociateurs américains ?
Les vraies victimes de ces négociations confidentielles sont la démocratie et les citoyens européens. Le véto de nos dirigeants à rendre transparente cette négociation est inacceptable vu les choix de société qui y sont négociés et la défiance de nos concitoyens à l’égard des responsables politiques. Assurément ils n’ont pas tiré non plus les leçons des crises que nous traversons en poursuivant les mêmes recettes de libre-échange et de dérégulation. Cela confirme, si besoin, qu’il ne s’agit pas d’une bataille entre l’Europe et les États-Unis. Le combat en cours oppose les sociétés aux firmes, l’intérêt général aux intérêts privés.
En ouvrant les négociations avec les États-Unis, les dirigeants ont un peu plus renoncé à défendre un modèle européen économique, industriel, social et écologique. L’extension programmée du modèle américain à l’Europe n’est pas seulement une menace pour notre économie, elle est une remise en cause fondamentale d’un modèle européen de société et un déni scandaleux de démocratie, elle réduit un peu plus la capacité de l’Union européenne à construire un modèle de développement durable. La responsabilité de François Hollande est d’y mettre fin.
Tribune publiée sur le Huffington Post le 10/02/2014