Texte extrait du livre Vagabondage Bio en Haute-Savoie:

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la France est marquée par le souvenir des crises alimentaires survenues pendant la première moitié du siècle et le rationnement des denrées qui en a découlé. L’objectif est de développer l’agriculture française, comme d’autres secteurs industriels, pour rendre le pays autosuffisant et exportateur. Le rapport Rueff-Armand, remis au général de Gaulle en novembre 1959, définit en une phrase le virage que se doit de prendre la production agricole française : « La situation actuelle est imputable à l’archaïsme des structures parcellaires, à la faiblesse des surfaces cultivées par bon nombre d’agriculteurs, à l’inadaptation de certaines méthodes de production aux possibilités et aux exigences des progrès techniques, enfin à l’insuffisance des stimulants, imputable, jusqu’à un passé récent, à un excès de protectionnisme. [1] » Cela signifie en d’autres termes, concentration et spécialisation des exploitations agricoles, augmentation des surfaces cultivées, mécanisation et recours aux nouvelles technologies de l’époque, notamment la chimie, pour augmenter le rendement, et libéralisation du marché des denrées agricoles.
Le premier objectif a été largement atteint. Entre 1970 et 2003, un million d’exploitations ont disparu en France, le plus souvent faute de repreneurs [2]. Elles sont seulement 490 000 aujourd’hui [3] et la tendance à la baisse ne montre aucun signe de redressement. Cette disparition a entraîné la concentration de la production, en moyenne une exploitation agricole s’établit à 78 hectares aujourd’hui contre 42 en moyenne en 1988. La spécialisation est également un objectif atteint, seulement 60 000 exploitations en 2004 sont de type mixte, c’est-à-dire « associant de façon équilibrée plusieurs types de cultures ou d’élevages, elles étaient 70 000 en 2000.[4] » La spécialisation concerne aussi la biodiversité; depuis le début du siècle, 75% de la diversité génétique des plantes cultivées ont été perdues [5]. En revanche, l’objectif d’augmentation des surfaces cultivées est loin d’être rempli, tout au contraire : «En 2003, l’agriculture occupe 32 millions d’hectares, que ce soit en surface agricole utilisée ou en territoire agricole non cultivé. Cette superficie représente 59% du territoire métropolitain français contre 72 % en 1950. [6] »

L’objectif de mécanisation et d’utilisation des « progrès technologiques » est, lui, largement rempli. Les paysans ont joué le jeu, ont agrandi la surface de leur exploitation et, grâce à la politique de crédits agricoles, ont massivement investi dans la modernisation de leurs outils de production. Les animaux ont été entassés dans des hangars, dont la gestion a été informatisée, les haies ont été détruites pour faciliter le passage des moissonneuses-batteuses. La monoculture intensive et l’usage de produits chimiques, visant à augmenter les rendements pour pouvoir rembourser les prêts, ont appauvri les sols, rendant nécessaire le recours à une quantité accrue d’engrais pour compenser les déséquilibres. La France est à l’heure actuelle le troisième pays au monde de par sa consommation de pesticides. Et cela coûte très cher, soit 2 442 millions d’euros chaque année [7].

Dans le même temps, on a dès 1957, avec le premier traité de libre-échange de la communauté européenne de l’époque, soumis nos paysans à une concurrence accrue de la part notamment des autres pays de l’Union. Cette mise en concurrence amplifiée au cours des dernières décennies fait encore des dégâts aujourd’hui. À titre d’exemple, les maraîchers français sont directement mis en concurrence avec les maraîchers espagnols, pays où le SMIG est moitié moindre qu’en France. « Après trois années négatives, beaucoup se demandent s’ils vont renouveler leur verger. Là, la concurrence n’est plus supportable. Il faut nous dire comment on fait dans ce système libéral. Notre but n’est pas de stigmatiser les producteurs espagnols, qui sont aussi en détresse, mais de montrer que c’est la loi de la jungle», témoignait Bruno Darnaud [8]. Comme conséquence, en un siècle près de cinq millions d’emplois ont été détruits dans le secteur agricole, créant un vaste exode rural et une armée de réserve pour le secteur industriel. «En une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire constitutive d’elle-même», constatait dès 1967 Henri Mendras dans La Fin des paysans [9].

Et malgré ces efforts de la part du secteur paysan qui, suivant les recommandations des agronomes et économistes ruraux, ont concentré, spécialisé, modernisé le secteur et doublé le volume de production agricole total, en terme réels, c’est-à-dire en prenant en compte l’inflation générale des prix, la valeur de la production agricole totale hors subventions a diminué de 16 % en 44 ans. « Ceci est le résultat d’un déséquilibre entre l’offre de produits agricoles, croissante, et une demande qui progresse moins vite. [10] »

Ces politiques agricoles menées depuis les années cinquante ont pour conséquences la diminution drastique du nombre d’emplois dans le secteur agricole, la diminution du niveau de vie des paysans, l’endettement des structures agricoles, la détérioration de l’environnement, la disparition de la biodiversité et l’augmentation de la vulnérabilité des plantes et espèces cultivées, l’érosion des sols et la pollution des eaux. Et c’est la réputation de nos agriculteurs qui en fait les frais : «Pendant des années, l’État français nous a demandé de nous convertir massivement à l’agriculture intensive, j’en suis un pur produit. On a exigé que nous produisions beaucoup pour pas cher. Or aujourd’hui, on nous reproche ce productivisme, on nous stigmatise. Mais nous sommes ici pour nourrir les gens, pas pour les empoisonner [11] » explique un producteur de porc breton.

L’État français et l’Union Européenne, sont capables de rectifier le tir et de poser les bases d’une agriculture plus respectueuse de l’environnement. Il leur faudrait pour cela, abandonner le mythe du « progrès » en rupture avec le passé et réorienter les paysans vers des techniques ancestrales et l’agriculture biologique. Selon l’INRA, ancien bastion de la recherche pour l’agriculture productiviste, l’agriculture intensive n’est pas rentable, cela coûterait moins cher à nos agriculteurs de produire sans pesticides. De plus, « l’agriculture biologique a le potentiel de satisfaire la demande alimentaire mondiale, tout comme l’agriculture conventionnelle d’aujourd’hui, mais avec un impact mineur sur l’environnement » selon la FAO. Cette orientation massive de l’agriculture aurait comme conséquences l’augmentation du nombre d’emplois agricoles en France car elle demande plus de main-d’œuvre car moins mécanisée, la diminution ou la disparition de l’endettement agricole car elle nécessite moins d’investissements, la protection de l’environnement, des sols et de l’eau et la préservation de la biodiversité. Si, de plus, elle est couplée avec des politiques de stabilisation des prix agricoles et distribuée localement elle contribuera à augmenter le niveau de vie de nos agriculteurs et à améliorer leur santé et la nôtre.

 

[1] Rueff, Jacques, Armand, Louis et autres, Rapport sur les obstacles à l’expansion économique, Paris, novembre 1959, p. 17.

[2] Ministère de l’agriculture (consulté le 7 septembre 2011), Évolution des exploitations agricoles – Faits et chiffres, 2004 [en ligne]. www.agriculture.gouv.f/evolution-desexploitations

[3] Agreste, Le recensement agricole 2010, septembre 2011.

[4] Ministère de l’agriculture, ibid.

[5] FAO, La biodiversité au service de l’humanité, Les Archives de la FAO, s.d.

[6] Desrier, Maurice, L’agriculture française depuis cinquante ans: des petites exploitations familiales aux droits d’exploitations uniques, Paris, Agreste, 2007, p. 1.

[7] Chiffres du ministère de l’Écologie, du développement durable, des transports et du logement.

[8] Darnaud, Bruno, président de l’Association des producteurs de pêchesnectarines, cité dans Bolis, Angela, Fruits et légumes: les raisons d’une crise, Le Monde du 18 août 2011.

[9] Mendras, Henri, La fin des paysans, innovations et changements dans l’agriculture française, Paris, SEDEIS, 1967.

[10] Desrier, Maurice, L’agriculture française depuis cinquante ans : des petites exploitations familiales aux droits d’exploitations uniques, Paris, Agreste, 2007, p. 22.

[11] Poirier, Michel, cité dans, Saporta, Isabelle , Le livre noir de l’agriculture, Comment on assassine nos paysans, notre santé et l’environnement, Paris, Fayard, 2011, p. 219.

 

Pour commander « Vagabondage bio en Haute Savoie », merci de contacter Jennifer Mouchet du Service commercial par mail: jmouchet@alpes-controles.fr.

Auteurs : Virginie Heitz, Pauline Vignoud
Editeur : Alpes Contrôles
Date de parution : 12/06/2012
ISBN : 978-2-9541865-0-4
Format : 148 x 210 mm
Nombre de pages : 256
Prix : 15 €

 

   
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Jeannie Tremblay est conseillère régionale EELV, vice-présidente du parc naturel régional du Massif des Bauges, conseillère communautaire – Communauté de communes des pays de Faverges, ainsi que conseillère municipale à Faverges. Elle enseigne à l'école primaire de Doussard.

Michel Vignoud est ingénieur, dirigeant fondateur d’Alpes Contrôles, entreprise de 330 salariés, fonctionnant en démocratie participative. Il est ancien président d’Initiative Grand Annecy pour l’aide à la création et à la reprise d’entreprises. Il a co-écrit et édité deux livres sur l’agriculture biologique dans les pays de Savoie. Il est constructeur en Haute-Savoie de deux immeubles de bureaux à énergie positive (produisant plus d’énergie qu’ils n’en consomment).

Nadège Bufflier est étudiante à l'IUT Mesures physiques à Annecy-le-Vieux. Elle est membre de l'association Eco campus.

Jean-Philippe Guguen est responsable commercial immobilier et titulaire d'un Master 2 en développement durable. Il est passionné d’écologie et de permaculture.

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