Intervention en séance lors de la discussion générale sur le projet de loi prorogeant l’état d’urgence (10 mai 2016)

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PJL n° 574:

prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence

(Procédure accélérée)

Discussion générale

Mardi 10 mai 2016

Esther Benbassa, Sénatrice EE-LV

 

 

 

Monsieur le Président,

Monsieur le Ministre,

Monsieur le Président de la Commission des lois,

Monsieur le Rapporteur,

Mes ChèrEs collègues,

 

L’état d’urgence instauré le 14 novembre, à la suite des attentats meurtriers qui ont causé la mort de 130 personnes, après deux prorogations, devait prendre fin le 26 mai. Entre temps, nous avons vécu le désastreux épisode de la tentative avortée de « constitutionnalisation ». Un nième PJL, le PJL de lutte contre le crime organisé et le terrorisme, qui confère des pouvoirs élargis à la police, notamment la perquisition de nuit, la retenue de quatre heures pour contrôle d’identité ou l’assignation à résidence de personnes sur qui pèse le soupçon de rentrer de Syrie, devrait passer en commission mixte paritaire demain. Contenant nombre de dispositions inspirées de l’état d’urgence, il devrait permettre enfin, s’il est adopté, la sortie du régime d’exception sous lequel nous vivons depuis des mois.

Le PJL dont nous débattons aujourd’hui instaure certes un état d’urgence allégé des perquisitions administratives, lesquelles relèvent des préfets plutôt que des juges comme c’est le cas dans le droit commun. Cet « allègement » est pourtant de pure forme et nullement un retour au droit ordinaire. Après un pic au début de l’instauration de l’état d’urgence, le nombre de ces perquisitions n’a fait que chuter. Ajoutons que ces procédures ont en outre été fragilisées par les décisions d’annulation prononcées par la justice. Et que de son côté, le Conseil constitutionnel a censuré le volet numérique des perquisitions.

À quoi sert l’état d’urgence sans les perquisitions administratives ? D’abord à assigner à résidence des personnes sans avoir à les faire passer devant un juge susceptible de valider ou pas les mesures prises contre elles. Vu le contexte de grandes mobilisations sociales et de forte effervescence politique que nous traversons, on imagine bien l’exécutif recourir à de telles assignations à résidence comme il l’avait fait à l’encontre de militants écologistes au moment de la COP21. Or depuis novembre 2015, 70 personnes sont assignées à résidence – alors même qu’il n’a pas pu être trouvé assez d’éléments pertinents pour lancer une information judiciaire à leur encontre, les placer sous contrôle judiciaire, ou en détention provisoire…

Les autres dispositions de l’état d’urgence resteront elles aussi en vigueur, restriction de la circulation des personnes ou des véhicules, interdiction de séjour dans certains endroits, couvre-feu, dissolution d’associations, interdiction de rassemblements. Voilà qui serait bien utile, à propos, pour vider, par exemple, la place de la République de la Nuit Debout ou – c’est au choix – pour interdire le rassemblement de policiers auquel appelle un de leurs syndicats.

En fait, l’état d’urgence serait prolongé pour la période de l’Euro et du Tour de France. N’avons-nous donc pas de dispositions dans le droit commun contre les hooligans ?

L’exposé des motifs de ce PJL souligne que « l’efficacité des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence va au-delà » du bilan chiffré que vous exposez et des suites judiciaires qui y sont réservées. Et que ces mesures ont « eu un réel effet déstabilisateur sur les individus et les groupes impliqués dans le soutien ou en relation avec les réseaux terroristes ». Nous voulons bien le croire, aucune preuve n’est pourtant avancée qui permette de l’affirmer avec certitude.

La Belgique, qui a connu, hélas, à son tour, des actes terroristes ayant coûté la vie à des dizaines de personnes, n’a pas eu recours à un état d’urgence. Elle a pourtant réussi à capturer vivantes une des chevilles ouvrières des attentats de Paris et une de ceux de Bruxelles.

Il est largement temps de mettre fin à un régime d’exception particulièrement attentatoire aux libertés publiques. Notre pays donne l’impression d’être bunkérisé. Quelle conscience libre n’étoufferait pas dans l’atmosphère d’étroit contrôle policier qui nous est imposée ? En quoi cela peut-il bien sécuriser les citoyens ? Et est-ce bien là ce qui assurera le succès de notre combat contre le terrorisme ?

Rendez-nous vite une France libérée, avant qu’elle ne se rabougrisse davantage ! Nos concitoyens ont besoin de souffler, de s’exprimer, de créer, d’agir. On ne peut  indéfiniment les paralyser par la peur. Une peur qui se retourne d’ailleurs toujours contre ceux qui l’entretiennent. La baisse de la popularité de nos dirigeants suffit à en témoigner.

Compte tenu de tous ces éléments, le groupe écologiste, dans sa majorité, comme il a déjà eu l’occasion de le faire, votera contre la prorogation. Ce vote « négatif » ne l’est qu’en apparence. Il est un vote de résistance. Or « la résistance, a dit un jour Germaine Tillion, consiste à dire non. Mais dire non, c’est une affirmation. C’est très positif. »

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