Lutte contre les paradis fiscaux : « la volonté politique, une notion centrale »

évasion fiscale DR

Intervention de Corinne Bouchoux dans le cadre du débat sur les conclusions de la commission d’enquête sur le rôle des banques dans l’évasion fiscale du jeudi 5 décembre 2013.

Ce débat, qui s’est tenu à la demande de la commission d’enquête sur « le rôle des banques et acteurs financiers dans l’évasion des ressources financières en ses conséquences fiscales et sur les équilibres économiques ainsi que sur l’efficacité du dispositif législatif, juridique et administratif destiné à la combattre », a permis notamment de revenir sur le rapport : “évasion des capitaux et finance : mieux connaître pour mieux combattre” de M. Eric Bocquet (CRC – Nord).

Débat : Conclusions de la commission d’enquête sur le rôle des banques et acteurs financiers dans l’évasion des ressources financières

Monsieur le président,

Monsieur le ministre,

Mes chers collègues,

Après la saison 1, voici la saison 2 ! Je me félicite de l’ampleur du travail réalisé, de la réceptivité des membres de la commission, ainsi que de la bonne humeur qui a régné lors de nos travaux, malgré un sujet qui ne prête pas à sourire. La collaboration des personnes auditionnées a été de qualité et la variété des pistes retenues, structurées autour de deux axes, « mieux connaître » et « mieux combattre », nous semble d’une grande opportunité.

C’est en 2008, à la suite d’une série de faillites bancaires, que le grand public découvre la nocivité des paradis fiscaux, « véritables angles morts de la mondialisation financière, dans lesquels les entreprises multinationales et les riches particuliers dissimulent leurs activités pour échapper au fisc, à la justice, ou aux autorités de régulation du marché ». Si les paradis fiscaux ne sont certainement pas les seuls responsables de la crise financière de 2008, ils y ont très largement contribué – nous en reparlerons ce matin.

La multiplication des « affaires », lesquelles font apparaître au grand jour ce processus se nourrissant du secret, ne manque pas de créer l’émoi et l’indignation de l’opinion publique, dont l’attente se fait de plus en plus pressante. Pendant ce temps, monsieur le ministre, le populisme croît et l’extrême droite en fait son miel.

La dérégulation du marché est pointée du doigt. Ainsi, un consensus a émergé, portant sur l’échec d’un désarmement institutionnel qui laisserait la finance dans un état de pseudo-nature. Il établit aussi le constat d’une nécessaire action pour lutter contre l’autre grande plaie du moment, à savoir la contribution des circuits financiers à l’essor du crime, dans les processus de blanchiment. Oui, mes chers collègues, la mafia existe ! Nous ne l’avons pas rencontrée frontalement, mais, lors d’une visite à Nanterre, nous avons pu constater que ce que nous étudions est extrêmement lié aux mafias, elles-mêmes reliées à un certain nombre de grands secteurs, tels que la banque et le BTP. Appelons un chat un chat !

Alors que, dès 2008, de nombreuses mesures internationales avaient été annoncées, notamment à la suite du G20, les banques, premières utilisatrices de ces territoires opaques, n’ont pas vraiment modifié leurs pratiques. Selon un rapport du CCFD-Terre solidaire datant de 2012, BNP Paribas, la Société générale et le Crédit agricole compteraient aujourd’hui 513 filiales dans les paradis fiscaux, contre 494 en 2010. Par conséquent, loin de s’améliorer, la situation s’aggrave. Les établissements financiers ont bien quitté certains paradis fiscaux, mais seulement ceux de la « liste grise » de l’OCDE, qui n’en comporte d’ailleurs plus que trois, ainsi que huit autres désignés comme tels par la France.

Il est de notre responsabilité d’éliminer les échappatoires à l’impôt, y compris pour les banques, dont le taux de contribution fiscale reste difficile à évaluer du fait de leurs activités offshore et de leur internationalisation. Sans compter que la plupart des banques pratiquent des opérations d’optimisation fiscale plus ou moins agressives.

En 2012, lorsque Pascal Canfin publiait Ce que les banques vous disent et pourquoi il ne faut presque jamais les croire, ouvrage dont je vous recommande vivement la lecture, mes chers collègues, il constatait une capacité de lobbying extrêmement puissante des institutions financières. Il n’y avait pas, jusqu’à une date relativement récente, de contre-pouvoir organisé en la matière.

Cependant, les choses ont évolué, avec la création de Finance Watch à Bruxelles ou encore la mobilisation de longue date de certaines organisations non gouvernementales sur le sujet, comme Oxfam et le CCFD. Leurs compétences sont très vite montées en puissance sur ces sujets et ces structures sont aujourd’hui des forces de propositions pertinentes et respectées.

Ainsi, un contre-pouvoir citoyen s’organise, trop lentement, certes, mais il faut louer son travail : il réussit à décortiquer le discours technique et complexe des banques, à le critiquer et à se faire quelque peu entendre dans les médias. Selon nous, il est essentiel, en termes démocratiques, de faire vivre ce débat autour de la finance, de ses méfaits et de l’évasion fiscale.

La France n’est pas en reste, puisque le contexte législatif progresse sur le sujet, même si c’est trop lentement à notre goût.

Ainsi, la loi de séparation et de régulation des activités bancaires, votée en juillet 2013, a permis de renforcer un peu la lutte contre les paradis fiscaux et le blanchiment des capitaux, notamment en instaurant, pour les banques et les grandes entreprises, une obligation de transparence sur leurs activités pays par pays, en permettant la mise en œuvre de l’échange automatique d’informations en matière fiscale et en renforçant les pouvoirs de TRACFIN, ainsi que les obligations des personnes assujetties à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme.

Ensuite, le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière vise à introduire, quant à lui, deux avancées, portées par les écologistes à l’Assemblée nationale : d’une part, la mise en place d’un « registre public des trust »s et, d’autre part, la « protection des lanceurs d’alerte ». Le cas d’Hervé Falciani, ex-informaticien de la banque HSBC, nous rappelle l’importance de protéger les lanceurs d’alerte, qui fournissent au fisc français les informations sur des cas d’évasion fiscale de très grande ampleur.

Le projet de loi de finances pour 2014 a présenté quelques mesures destinées à compléter le dispositif de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales. Cependant, les mesures proposées par le groupe écologiste pour lutter contre l’optimisation fiscale des très grandes entreprises n’ont pas été entendues, ce que je regrette. Je vous rappelle, mes chers collègues, qu’il s’agissait d’un amendement prévoyant que les entreprises condamnées pour fraude fiscale ne seraient plus éligibles au crédit d’impôt. Il nous paraît en effet évident que nous ne devons pas donner de primes à ceux qui trichent. Nous avions également proposé d’aligner le régime de déductibilité des charges des États à fiscalité privilégiée sur celui des États non coopératifs.

La volonté politique, selon nous, est une notion centrale. Elle permettra la reconstruction du lien de confiance entre les citoyens et les politiques, en termes de démocratie politique et de reprise en main d’une mondialisation financière devenue folle.

Dès lors, comment procéder ? Nous avons auditionné avec satisfaction Denis Robert, qui a notamment enquêté sur l’affaire Clearstream, et dont les propos pourraient constituer la piste d’une saison 3 de notre commission d’enquête. Il affirme : « Il convient plutôt de s’interroger sur la manière dont les transactions sont opérées, plutôt que de traquer indéfiniment et vainement les paradis fiscaux. » Il compare les flux financiers à des autoroutes, sur lesquelles « circulent des véhicules qui ne sont pas immatriculés, mais qui, pourtant, circulent fort librement ». Selon lui, pour gagner « la bataille contre le “noircissement” de l’économie et les trous noirs de la finance, il convient de former des brigades autoroutières ou inventer des “radars” informatiques qui permettront d’intercepter ces véhicules en infraction circulant librement que sont les banques ».

Je ne ferai pas la liste de l’ensemble des propositions présentées par cette commission d’enquête saison 2, mais, selon nous, la réflexion menée autour de l’élargissement du champ d’intervention des services judiciaires mérite une attention toute particulière de la part du Gouvernement.

Pour conclure, je me demande si ce dossier sur l’évasion fiscale n’est pas uniquement l’arbre qui cache la forêt et si le vrai problème ne tient pas simplement à l’insuffisance d’un système devenu complètement fou et qui tourne à vide. Je vous renvoie à cet égard à l’ouvrage tout à fait pertinent de Jean-Michel Naulot : Crise financière : pourquoi les gouvernements ne font rien ? Et si la fraude et l’évasion fiscale n’étaient que les symptômes de notre système devenu fou ?

(Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du RDSE.)

Remonter