Journal l’humanité – droit syndical
Seuils sociaux : le gouvernement a ouvert la boîte de Pandore
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Adrien Rouchaleou
Le Medef entend profiter des discussions qui s’ouvrent aujourd’hui sur le « dialogue social » pour enfoncer le clou de sa stratégie de démolition des droits des salariés. Un des grands acquis de Mai 68, la création des sections syndicales, est un obstacle posé à l’assujettissement de tout et de tous au primat de la finance, dès lors que le grand patronat entend substituer l’échelon de l’entreprise et de la branche à celui de la loi. L’argument selon lequel les « seuils sociaux » autorisant la représentation du personnel seraient un « verrou » pour l’emploi est repris par Manuel Valls, qui met le pistolet sur la tempe des syndicats en promettant une loi si la « négociation » n’aboutit pas. Saluée encore hier par l’UMP à l’Assemblée, cette ligne gouvernementale est mise en question, si ce n’est contestée, dans le champ de la gauche politique et sociale, depuis la fondation Terra Nova jusqu’à la CGT et la CFDT, qui ont repris langue mercredi au plus haut niveau et pourraient retrouver là un terrain de convergences dans l’intérêt du monde du travail.
Gros sabots et pieds dans le plat, c’est le ministre du Travail lui-même qui a ouvert le feu. C’était en juin, François Rebsamen se disait prêt à « suspendre pour trois ans » les seuils au-delà desquels les entreprises doivent s’acquitter de nouvelles obligations. Certes l’ancien maire de Dijon et président du groupe socialiste au Sénat est plus connu pour ses penchants droitiers que pour sa finesse d’esprit, mais de là à reprendre telle quelle une vieille revendication de l’UIMM, l’une des branches les plus radicales du Medef, il y avait un gouffre que l’occupant de la rue de Grenelle a allègrement franchi. Dérapage d’un habitué de la glissade mal contrôlée ? Hélas, non. En plein mois d’août, François Hollande appuyait les orientations de son ministre, appelant à « lever les verrous » que représentaient selon lui ces fameux « seuils sociaux ».
Partager la décision, le patronat n’en veut pas
De quoi s’agit-il ? Simplement des effectifs à partir desquels les entreprises doivent se tenir à de nouvelles obligations. Pour les plus connus, il y a le seuil des 10 salariés au-delà desquels sont obligatoirement mis en place des délégués du personnel ; et celui de 50, qui oblige l’entreprise à constituer un comité d’entreprise et un CHSCT. Il existe d’autres « seuils » intermédiaires, obligeant par exemple à ouvrir un réfectoire, ou un local syndical partagé, à informer ou à employer 6 % de travailleurs en situation de handicap. Des mesures de protection et de représentation des salariés. Rien de plus, rien de moins. Mais voilà, partager l’information et a fortiori la décision, le patronat n’en veut pas. Une rhétorique s’est vite mise en place pour expliquer que ces « seuils » empêcheraient les patrons d’embaucher. Ainsi prétend-on que des entreprises resteraient bloquées des années à neuf salariés, préférant stopper leur développement plutôt que de se soumettre à de nouvelles obligations. Ainsi, l’Ifrap, think tank libéral, affirme sur son site Internet qu’une réforme des seuils sociaux permettrait la création de 350 000 emplois.
« Ceux qui créent la richesse, ce sont les salariés »
Un autre think tank, celui-là réputé plus proche du pouvoir actuel, a, dans une note, entrepris de démonter cette argumentation. D’abord sur le chiffrage en termes d’emplois. La fondation Terra Nova note en effet que toutes les estimations, y compris celles du Medef sont en dessous de celles de l’Ifrap et que les plus sérieuses n’envisageaient pas plus de 30 000 créations d’emplois. Sur le coût pour les entreprises aussi, que l’Ifrap estime à 4 % de la masse salariale. Terra Nova n’a trouvé qu’une seule trace de ce chiffre, qu’elle estime surévalué : dans le rapport Attali de 2008, non sourcé. L’UMP saute sur l’occasion pour proposer aujourd’hui à l’Assemblée nationale une proposition de loi reprenant cette remise en cause des seuils sociaux. « Nous l’appelons déjà “loi Gattaz” », rigole le député écologiste Christophe Cavard. Mais les représentants des salariés et des entreprises sont aussi sommés par le gouvernement de plancher sur la question dans la négociation sur la modernisation du dialogue social qui s’ouvre aujourd’hui. Et faute d’accord, le gouvernement a déjà affirmé qu’il prendrait ses responsabilités en légiférant. « On comprend que le patronat n’ait pas envie que les salariés soient informés, donnent leur avis et interviennent éventuellement dans ses choix », estime Jacqueline Fraysse, députée du Front de gauche. « On comprend moins que le gouvernement soutienne une telle mesure. Je ne vois pas d’autre explication que la volonté de satisfaire le Medef. » Membre du bureau national du PS et ex-inspecteur du travail, Gérard Filoche a une idée plus précise sur cette volonté réformatrice du gouvernement : « Les seuils sociaux, l’ANI (réforme du marché du travail de 2013 – NDLR), sont les dessous-de-table des 40 milliards du pacte de responsabilité pour que le patronat “aide” le gouvernement sur l’emploi. » Pour la première fois, cette orientation du gouvernement est condamnée par le Parti socialiste, par la voix de son premier secrétaire Jean-Christophe Cambadélis. Une position qui avait déjà été affirmée en 2008 quand la droite aux affaires avait déjà prévu une suspension de trois ans des seuils, la même que celle imaginée par Rebsamen. Dans un communiqué, l’actuel ministre des Transports, Alain Vidalies, à l’époque secrétaire national aux entreprises du PS, s’indignait : « L’adoption de cette régression sociale majeure serait en contradiction totale avec les grandes déclarations du gouvernement sur la nécessaire revalorisation du dialogue social. » Cruel à relire six ans plus tard. Pour la députée socialiste de Paris Fanélie Carrey-Conte, « le PS et le gouvernement ont intériorisé les diagnostics libéraux sur le coût du travail trop élevé, les 35 heures qui devraient être remises en cause, et les seuils sociaux vus comme un frein à l’embauche. Ces diagnostics sont erronés : la participation des salariés à la gouvernance des entreprises est indispensable pour améliorer leur compétitivité. » Jacqueline Fraysse ne dit pas autre chose : « Si les actionnaires ont leur importance dans une entreprise en apportant des fonds, ceux qui font fonctionner cette entreprise, ceux qui créent la richesse, ce sont les salariés. Ce sont des professionnels qui ont une expertise. S’en priver, c’est remettre en cause le développement de notre économie et l’intérêt général. » Côté EELV, Christophe Cavard estime que, « même si les partenaires sociaux parvenaient à trouver un accord, politiquement, ça ne me ferait pas changer d’avis : ce serait une erreur grave parce qu’il y a par évidence une inégalité trop forte entre l’employeur et l’employé ». L’élu écologiste « ose espérer que la conférence sociale n’ouvrira pas la boîte de Pandore ».
Un héritage conquis de haute lutte
Hérités de décennies d’histoire sociale, des délégués du personnel du Front populaire (1936) aux comités d’entreprises institués après-guerre et aux lois Auroux de 1982 sur « les libertés des travailleurs dans l’entreprise », en passant par les lois sur les sections syndicales gagnées de haute lutte en 1968, les seuils sociaux correspondent à une taille d’entreprise (dix, onze, vingt, cinquante salariés, etc.) à partir de laquelle sont déclenchées des obligations sociales et fiscales. Selon les seuils considérés, les salariés ont des droits de représentation collective (délégué du personnel, comité d’entreprise…), des avantages sociaux (participation, transport…). Les entreprises peuvent être assujetties à de nouvelles cotisations (logement, formation, apprentissage, handicap…). Si bien que s’en prendre aux seuils sociaux c’est « considérer les représentants du personnel, les droits des salariés, le syndicalisme comme un frein au développement de l’entreprise, alors qu’au contraire c’est une chance », résume Thierry Lepaon, secrétaire général de la CGT. De ces moments forts pour la gauche sociale et politique et surtout pour le syndicalisme français, la mémoire ne retient souvent que les augmentations de salaire ou la réduction du temps de travail. Or, à chaque fois, ce sont de nouvelles libertés syndicales qui ont été arrachées grâce aux mobilisations des intéressés.
Un héritage conquis de haute lutte
Hérités de décennies d’histoire sociale, des délégués du personnel du Front populaire (1936) aux comités d’entreprises institués après-guerre et aux lois Auroux de 1982 sur « les libertés des travailleurs dans l’entreprise », en passant par les lois sur les sections syndicales gagnées de haute lutte en 1968, les seuils sociaux correspondent à une taille d’entreprise (dix, onze, vingt, cinquante salariés, etc.) à partir de laquelle sont déclenchées des obligations sociales et fiscales. Selon les seuils considérés, les salariés ont des droits de représentation collective (délégué du personnel, comité d’entreprise…), des avantages sociaux (participation, transport…). Les entreprises peuvent être assujetties à de nouvelles cotisations (logement, formation, apprentissage, handicap…). Si bien que s’en prendre aux seuils sociaux c’est « considérer les représentants du personnel, les droits des salariés, le syndicalisme comme un frein au développement de l’entreprise, alors qu’au contraire c’est une chance », résume Thierry Lepaon, secrétaire général de la CGT. De ces moments forts pour la gauche sociale et politique et surtout pour le syndicalisme français, la mémoire ne retient souvent que les augmentations de salaire ou la réduction du temps de travail. Or, à chaque fois, ce sont de nouvelles libertés syndicales qui ont été arrachées grâce aux mobilisations des intéressés.