Il est donc illusoire d’espérer de la gratuité qu’elle provoque un report massif des automobilistes sur le transport collectif, dont une plus forte attractivité suppose en priorité une amélioration de l’offre (maillage du réseau, fréquence, vitesse commerciale et ponctualité, intermodalité) ... et, on l’oublie souvent, une restriction des possibilités de circulation et de stationnement dans les centres-villes.

La gestion du récent pic de pollution le confirme : la seule instauration de la gratuité n’a eu, en Ile-de-France comme en province, qu’un effet marginal sur le comportement des automobilistes : le vendredi 14 mars, selon la Direction des Routes d’Ile-de-France, le nombre de kilomètres de bouchons, de l’ordre de 200 km, était même plus élevé que d’habitude. Ce comportement n’a été modifié, le lundi suivant, que par une mesure contraignante, la circulation alternée.

Des améliorations relatives

On cite volontiers les exemples de Châteauroux (76 000 habitants à l’intérieur du périmètre de transports urbains) et d’Aubagne (105 000 habitants), les plus peuplées des agglomérations françaises à avoir adopté la gratuité. Le taux d’utilisation des autobus y a fortement augmenté, mais la gratuité n’y a pas fait de miracle.

- A Châteauroux, le taux d’utilisation des transports publics en 2012 était de 62 voyages par habitant alors que la moyenne était de 39 voyages dans les agglomérations de moins de 50 à 100 000 habitants. Mais ce bon résultat ne doit pas faire illusion : la gratuité a séduit de nombreux piétons et des cyclistes, en contradiction avec la politique de santé publique et sans gain environnemental puisque les trajets courts relèvent de la marche et du vélo, et elle a attiré peu d’automobilistes (la part modale du transport collectif a augmenté, mais celle de la voiture a à peine diminué).

- A Aubagne, où la gratuité a été introduite en 2009 et où les élus pavoisent, le taux d’utilisation des transports publics est passé de 20 voyages par habitant en 2008 à 46 en 2012 alors que la moyenne était, cette année-là, de 75 dans les agglomérations de 100 à 250 000 habitants.

- A Cherbourg (85 000 habitants), où les tarifs sont assez élevés, le nombre de voyages par habitant était de 66 en 2012, un résultat un peu supérieur à celui de Châteauroux et très supérieur à celui d’Aubagne.

- Le cas de Tallinn est instructif lui aussi : l’instauration récente de la gratuité dans la capitale de l’Estonie, dont on a beaucoup parlé, n’a eu que des effets marginaux.

Les effets pervers de la gratuité

Venons-en aux effets pervers de la gratuité, généralement ignorés de ses partisans.

3. La gratuité permet d’éviter les dépenses de billettique et de contrôle. Mais ces économies ne représentent en général qu’une faible part des recettes commerciales des entreprises de transport collectif. L’instauration de la gratuité suppose donc une hausse du versement transport des entreprises et des impôts locaux, difficilement envisageable dans le contexte économique et politique actuel.

D’autre part les dotations de l’Etat aux collectivités locales et les revenus de la fiscalité locale diminuent, alors que les dépenses sociales explosent. Enfin le report de l’écotaxe prive les collectivités locales des subventions de l’Etat promises pour la construction de transports collectifs en site propre.

La conséquence la plus probable de l’instauration de la gratuité serait donc une stagnation et même une diminution de l’offre, en particulier dans les grandes agglomérations, au moment où il faudrait au contraire la développer pour accueillir une clientèle nouvelle, car les réseaux urbains sont souvent à la limite de la saturation.

L’instauration de la gratuité ne permettrait pas de pérenniser l’offre et déboucherait au contraire sur une paupérisation du transport public. C’est ainsi que, respectivement à Avignon et à Amiens, une candidate PS et un candidat UMP préconisent simultanément la gratuité et l’abandon du projet de tramway…

A Sens (Yonne), en 2008, le maire favorable à la gratuité n’a pas été suivi par le conseil municipal. Comme le disait alors un autre élu : « C’est bien beau de parler de gratuité, mais les bus ne sont même pas accessibles ».

Rappelons que la gratuité a été instaurée à Bologne (400 000 habitants) en 1973 puis abandonnée en 1977 car jugée trop coûteuse pour la ville et ne permettant pas de maintenir une offre performante. De même à Castellon de la Plana (Espagne, 166 000 habitants), la gratuité instaurée en 1990 a disparu en 1996.

4. Autre effet pervers prévisible de la gratuité : elle encouragerait les ménages, confrontés au coût excessif du logement dans les zones denses, à s’installer loin en périphérie et à accepter des déplacements quotidiens longs et fatigants. Et l’éparpillement, grâce à l’automobile, de l’habitat autour des terminus de lignes urbaines et des gares périurbaines, aggraverait l’étalement urbain diffus.

Plus généralement, il faut souligner le danger d’une tarification trop bon marché du transport, déjà mis en relief par Alfred Sauvy. Dans un ouvrage remarquable (Le socialisme en liberté, 1970), il dénonçait courageusement l’effet pervers de ce qu’on appelait alors l’abonnement ouvrier : « l’anti-économique est devenu, comme bien souvent, anti-social ». Les défenseurs de la « zone unique » en Ile-de-France devraient y réfléchir.

Améliorer plutôt les alternatives à la voiture

En conclusion, la gratuité des transports n’est pas un sujet d’actualité. Il ne faut pas se tromper d’objectif. La priorité aujourd’hui est de dégager des ressources nouvelles afin d’enrayer la dégradation, déjà perceptible, de l’offre de mobilité alternative à la voiture, et de permettre son développement (création de services de bus entre banlieues, utilisation des emprises ferroviaires inutilisées telles que la Petite ceinture parisienne, réouverture de lignes périurbaines en province…).

Deux pistes complémentaires doivent être exploitées :

- l’augmentation de la vitesse commerciale des transports urbains de surface par la création de couloirs réservés aux bus et des mesures de priorité des bus et tramways aux carrefours, qui engendreraient des économies substantielles d’exploitation et renforceraient la fréquentation, donc les recettes ;

- la mise en place d’une fiscalité écologique (hausse des taxes sur les carburants automobiles et introduction du péage urbain), et l’affectation de son produit aux modes de transport respectueux de l’environnement.