TUNISIE : LE TEMPS DU DIALOGUE CITOYEN

Hédia MANAÏ-BAUCHET, conseillère régionale. Membre de la Commission Europe, Internationale, Interrégionale

 Au lendemain de la révolution en Tunisie, Hédia Manaï-Bauchet, conseillère régionale, membre de la Commission Solidarité – Santé – Égalité des droits, avait fait part à travers un texte de ses impressions sur les évènements qui avaient bouleversé ce pays. Après un nouveau séjour d’un mois cet été, elle nous livre ses sentiments et réflexions sur ce pays en mouvement, sur cette démocratie en construction, sur la force d’un peuple conscient du chemin qu’il reste à parcourir.

« Après avoir partagé mes impressions, ou plutôt mon émotion au retour de Tunisie en février dernier, quelques jours après la révolution, j’avais envie de vous exprimer mon ressenti après mon séjour d’un mois, cet été à Kairouan. Autre ambiance six mois plus tard… Mais on perçoit le changement en route. Bien sûr, je n’ai pas retrouvé l’effervescence post-révolutionnaire où la parole s’était libérée et la dictature était tombée lamentablement.

Les acteurs du changement : la force de leurs convictions est précieuse !

Depuis, beaucoup de tunisiens sont « rattrapés » par leurs préoccupations quotidiennes liées à la précarité. Le scepticisme, le doute et l’inquiétude face à l’avenir sont palpables. Certains disent être « perdus » devant cette nouvelle agitation. Mais que l’on ne s’y trompe pas : l’espoir est bien là, et petit à petit des évolutions positives sont mises en œuvre. En témoigne la réelle liberté d’expression des artistes que j’ai pu observer durant un festival culturel à Kairouan. Une envie de créativité, de découvertes de différents modes d’expression artistique, de fêtes aussi, se développe. Je pense aussi au concert de Bendir Man, avec ses textes inspirés de la critique de l’ancien régime et marqués par l’esprit de la révolution. J’ai été frappée par la détermination de ces acteurs du changement qui ont souffert de la répression durant les années Ben Ali et qui aujourd’hui veulent vivre debout. La force de leurs convictions est précieuse. Voilà des initiatives à soutenir, à parrainer. Je pense notamment aux besoins essentiels pour les jeunes : créer des clubs de sports ou des centres socio-culturels. Dans le domaine de l’environnement, il existe aussi de nombreux défis à relever qui peuvent contribuer au développement du pays. Pour un avenir durable, le tourisme est aussi à réinventer.

 

Une fracture sociale menaçant

Comme en France, l’écart qui se creuse entre les milieux populaires et les classes moyennes demeure une menace pour l’avenir. Ici et là des conflits sociaux éclatent. C’est vrai qu’après des années d’oppression, il faut accepter que la « tranquille » Tunisie soit bousculée. C’est évidemment la révolution qui a favorisé l’expression de ces légitimes revendications. Les causes de ces conflits sont souvent comprises, c’est le mode de revendication qui semble surprendre et qui provoque une certaine méfiance d’une partie de la population. C’est aussi cela la démocratie en construction : accepter que des contre-pouvoirs puissent se heurter aux orientations politiques, voir s’opposer. Dans l’urgence des mesures ont été prises pour aider financièrement les jeunes diplômés au chômage. Elles sont appréciées, mais elles ne sont pas maintenues pour tous. Les familles les plus pauvres ont aussi été aidées.

Le dialogue doit primer mais dans la vigilance du respect de la laïcité

De nombreux citoyens restent mobilisés, notamment pour soutenir la campagne de sensibilisation aux prochaines élections et inciter à s’inscrire sur les listes électorales. Dans les semaines qui viennent, il faut inviter la communauté tunisienne en France à participer à ce scrutin. Le programme des multiples partis politiques est difficile à aborder. Comment se repérer ? Comment faire confiance ? On appréhende le retour des ex-RCD (Parti de Ben Ali) qui pourraient se fondre « brillamment » dans la démocratie. Il est clair qu’il faudra nécessairement « composer » avec des acteurs de l’ancien régime, mais la vigilance doit demeurer pour éviter tout retour en arrière.

 

Le débat politique est donc parfois confus et la presse apporte encore trop peu d’éclairage critique. On mesure combien ce pays reste encore en partie sous l’emprise de 40 ans de dictature. Le retour du parti islamiste dans le jeu politique est réel. Si nous ne pouvons bien évidemment pas refuser le dialogue, il est important de souligner que la laïcité est une valeur fondamentale de la démocratie. Toutes les tendances doivent pouvoir s’exprimer, mais certains appréhendent à juste titre, le projet politique des islamistes. Si la foi peut être vectrice de tolérance et d’égalité, la religion en tant que telle appartient à la sphère privée. C’est d’autant plus flagrant dans l’Islam où il n’existe aucun guide spirituel représentant le peuple musulman. Lors de leur révolution, les tunisiens se sont exprimés contre la misère et les inégalités. Un parti religieux présente le risque de repartir en arrière, il confisquerait aux pauvres leur propre révolution, en s’emparant d’une fragilité naissante.

 Une nouvelle génération qu’il faut soutenir

Au cours de mes rencontres avec différents acteurs de la Révolution, j’ai mesuré l’importance de notre considération et de notre confiance pour les encourager à rester mobilisés et être force de proposition malgré les inconnues qui planent sur la situation politique du pays. Certains ne mesurent pas l’importance historique et l’impact international de la révolution. C’est important de redire la force de ce qui s’est vécu en janvier. Je constate aussi des manques cruels liés à 40 ans d’oppression, à l’absence de réseaux associatifs, de militants formés, de vrais débats politiques, notamment pour les rendre accessibles à tous les milieux sociaux et en particulier, comme chez nous, à ceux qui sont les plus éprouvés par la pauvreté. Malgré toutes les questions qui persistent, un processus est en marche. Il faut lui donner du temps, notamment pour faire émerger de nouveaux acteurs issus de la société civile qui puissent répondre aux aspirations de ce peuple. C’est cette nouvelle génération qu’il faut soutenir.

 

Durant mon séjour, j’ai souvent entendu des inquiétudes sur les faits de délinquances qui seraient en augmentation. A vérifier, car ces délits existaient depuis des années. Cette situation demeure certes inquiétante et il est urgent de s’attaquer à sa cause première : la misère. Mais il faut aussi se méfier des rumeurs et éviter les propos alarmants : « Il paraît que c’est l’anarchie » ; « Avant c’était plus calme » ; «« Attention, n’allez pas dans le Sud ! ». Bref, nous nous ne sommes jamais retrouvés dans une situation d’insécurité. Les Tunisiens sont sensibles à l’ordre, ils ont besoin d’être rassurés. Nous avons débattu sur l’importance que chaque tunisien puisse prendre sa place dans ce processus de changement. C’est en fait l’apprentissage de la citoyenneté qui est à encourager.

 Le défi majeur : remettre le secteur économique en marche

Après de nombreux échanges, je remarque que le défi majeur de cette révolution est maintenant de remettre le secteur économique en marche et d’engager des négociations avec le monde du travail. Il faut répondre rapidement aux difficultés vécues par les tunisiens éprouvés par la pauvreté et affirmer cette solidarité. C’est aussi le moment de s’interroger sur le mode de développement à promouvoir car le dynamisme économique apparent marque ses limites avec par exemple une tranche de la population très endettée. La construction d’une réelle démocratie prendra du temps et sera difficile mais c’est la seule voie possible. Les tunisiens doivent avoir confiance en leur capacité à assumer leurs responsabilités.

 

Enfin ne refermons pas trop vite la page des années Ben Ali. En évitant bien sûr un esprit de vengeance, il est indispensable de déconstruire les mécanismes de cette dictature en évaluant les responsabilités de ceux qui l’ont fait vivre. Sinon, des rancœurs risquent d’émerger et des résistances au changement de se développer.

 

Dans cette période très instable pour la Tunisie, le mot solidarité internationale a vraiment tout son sens car c’est vraiment le moment de jeter des passerelles entre nos pays : soutenir la naissance de cette jeune démocratie qui se construit sous nos yeux et soutenir les nouvelles initiatives citoyennes de nos quartiers pour faire bouger notre vieille démocratie.

 

Les tunisiens doivent encore nous étonner en « réinventant  » leur pays sans jamais oublier que c’était avant tout la révolution des pauvres et des anonymes pour la dignité. »

 

Hédia MANAI BAUCHET, Conseillère régionale Europe Ecologie Les Verts (Pays de la Loire)

 

 

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