« Ni naïfs ni angéliques, nous savons que la démocratie a besoin de sûreté et de sécurité, mais aussi de défendre les libertés fondamentales »

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PJL Programmation militaire 2014-2019 intervention de Corinne Bouchoux lors de la Discussion générale – seul le prononcé fait fois.

Monsieur le président, Monsieur le ministre, Messieurs les présidents de commission, Mes chers collègues,

Le projet de loi de programmation militaire pour les années 2014 à 2019 que nous examinons ce jour repose sur un diagnostic établi par le Livre blanc, dont nous avons pris connaissance. Ni naïfs ni angéliques, nous savons que la démocratie a besoin de sûreté et de sécurité, mais aussi de défendre les libertés fondamentales.

Sur le plan de la méthode, le groupe écologiste regrette de ne pas avoir été associé en amont à la réflexion sur le Livre blanc, alors que plusieurs de ses membres ont succédé à Dominique Voynet au sein de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Par ailleurs, deux de nos collègues, Leila Aïchi et Kalliopi Ango Ela, ont suivi ou suivent avec intérêt les formations dispensées par l’IHEDN, l’Institut des hautes études de défense nationale, au travers du cursus pôle défense, ou la formation « Armement et économie de la défense ».

Alors que nous avons pu dialoguer, lors de ces formations riches et passionnantes, sur tous les sujets sans aucun tabou, nous n’avons en revanche pas été associés ici à ce débat citoyen ; nous le regrettons vivement, même si trois de nos collègues ont participé à la rédaction du Livre blanc.

Nous souhaitons donc être associés, à l’avenir, à cette réflexion stratégique, les questions de défense et de sécurité concernant l’ensemble de la représentation nationale et le pays tout entier. Selon nous, il ne saurait y avoir des initiés et des non-initiés, d’autant que nous consentons un effort pour « monter en compétence » sur ce sujet. Trois des douze sénatrices et sénateurs que compte notre groupe, soit un quart de son effectif, sont désormais habilités « secret défense ». Je ne sais pas si tous les groupes peuvent en dire autant.

Trois points de ce projet de loi de programmation ont retenu notre attention.

Nous souhaitons, au préalable, rendre hommage à toutes celles et à tous ceux qui œuvrent collectivement pour notre sécurité, parfois au péril de leur vie. Nos propos ne constituent en aucun cas une remise en cause de leur action, que nous savons tournée vers la paix et la défense de nos intérêts.

Pour autant, même si la transparence budgétaire a fait de très gros progrès dans notre démocratie – nous n’en sommes plus à l’époque ou Pierre Messmer, Premier ministre, taisait des données budgétaires pour protéger la sécurité de l’arsenal nucléaire –, nous regrettons de ne pas disposer d’une heure de séance publique pour discuter devant des travées garnies avec calme et sang-froid, arguments contre arguments, de notre stratégie, notamment au regard de la dissuasion nucléaire.

Le monde de 2013 n’est plus celui des années cinquante. Le mur de Berlin est tombé. Toute la géopolitique a changé, et nous nous cramponnons à un dispositif ancien qui, certes, fait la part belle aux technologies et au génie créatif de nos grandes écoles, mais ne correspond pas à la vision de la défense des écologistes.

Vous nous parlerez peut-être, à propos de la dissuasion nucléaire, d’« assurance-vie », mais une assurance-vie ne protège pas des aléas de la vie ; c’est au contraire la somme que l’on verse aux survivants d’un assuré en cas de réalisation d’un risque ! Ce vocable est donc, selon nous, inapproprié et trompeur en l’occurrence.

Si le projet de loi que nous examinons identifie bien de nouvelles menaces, par exemple en matière de cyber-sécurité, nous doutons vraiment que la dissuasion, telle qu’elle est maintenue, soit la bonne solution. Selon nous, il faut clairement remettre en question les dimensions sous-marine et aéroportée de nos forces de dissuasion nucléaire et remettre à plat le très important budget « sanctuarisé » qui leur est dédié.

Encore une fois, nous ne méconnaissons pas les talents d’une telle filière et les enjeux qui lui sont liés. La réduction de ces armements a aussi un coût colossal que nous mesurons à sa juste valeur. Cependant, nous contestons la philosophie qui sous-tend cet arsenal et la perpétuelle modernisation de celui-ci, poursuivie sans débat en séance plénière Nous regrettons vivement que ce débat soit limité à une seule commission et ne soit pas partagé entre tous.

Par ailleurs, un ancien ministre, socialiste, polytechnicien ose désormais écrire qu’il faut « arrêter la bombe » ; il nous semble que cette analyse mérite d’être débattue. J’invite toutes les sénatrices et tous les sénateurs à lire son remarquable ouvrage, dont nous aimerions pouvoir débattre collectivement. Vous me répondrez peut-être que cette vision est une douce utopie, mais je ne crois pas que M. Quilès soit un utopiste !

Enfin, vous savez comme moi que, historiquement, tous les militaires n’étaient pas acquis, au départ, à cette arme nucléaire qui est placée entre les mains du seul Président de la République et échappe, en tous cas dans l’esprit des textes, aux militaires.

Le deuxième sujet que nous voulions évoquer avec vous est celui de la féminisation de l’armée. Il n’est pas seulement symbolique, et il n’est pas anecdotique. Vous avez, monsieur le ministre, inauguré une fort belle exposition photographique itinérante de vingt-trois portraits de femmes. L’armée française s’est vite féminisée : 38 % du personnel civil et 15 % du personnel militaire est féminin. Vous avez raison de vouloir balayer le stéréotype d’une armée complètement masculine.

Pour autant, il existe, au sein de l’armée comme dans l’ensemble du monde professionnel, un « plafond de verre », et un certain nombre de femmes demandent à pouvoir poursuivre leur évolution professionnelle. Pourriez-vous nous indiquer quelles mesures vous comptez prendre à ce sujet ?

Nous voudrions enfin, à la faveur de ce débat budgétaire, vous alerter, monsieur le ministre, sur une barrière symbolique qu’il ne coûterait rien de lever, sur ce qui nous a été signalé comme étant peut-être le dernier bastion interdit d’accès aux femmes, à savoir les sous-marins nucléaires. Pourquoi est-il interdit aux femmes d’embarquer sur les sous-marins nucléaires ? On nous a objecté que c’était pour éviter d’exposer les femmes enceintes à des dangers, mais on peut aujourd’hui savoir, quand on embarque sur un sous-marin, si on est enceinte ou pas ! Cette exclusion des femmes nous semble donc relever du sexisme. Si embarquer sur un sous-marin est dangereux pour les femmes, ça l’est aussi pour les hommes !

J’en viens à mon dernier point.

Monsieur le ministre, vous connaissez l’attachement du groupe écologiste à la question de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires.

Nous prenons note des progrès accomplis, réels mais trop modestes : on ne parle désormais plus d’essais « propres », mais d’essais « sécurisés » ; des incidents ont été reconnus ; la loi « Morin » a été votée le 5 janvier 2010 et l’accès à un certain nombre de données a été amélioré.

Nous saluons ces avancées. Pour autant, la mission menée dans le cadre de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois a montré que le dispositif de cette loi ne fonctionne pas. Alors que tous les décrets ont été pris, que les structures existent et que l’argent est en théorie inscrit au budget, la loi est inappliquée, car elle est inapplicable, nous le savons tous ! Cela plonge dans la consternation les familles des victimes décédées et les victimes encore en vie.

Certains disent qu’il ne faut pas ouvrir la boîte de Pandore. Notre génie national a fabriqué une loi parfaite dans la lettre mais inapplicable et inappliquée, qui heurte un certain nombre de nos concitoyens ayant encore un lien de cœur ou de famille avec l’armée. Nous devons les entendre.

La colère gronde, monsieur le ministre. Onze personnes seulement ont été indemnisées, alors que certains imaginaient qu’il y aurait une centaine de bénéficiaires, d’autres jusqu’à 2 000 ou 5 000, pour 150 000 personnes ayant vécu dans les zones dites « à risques ». La loi, la parole publique, l’action parlementaire sont bafouées, et le contentieux repart : tout cela pose question.

Le rapport d’information que j’ai rédigé de façon consensuelle avec M. Lenoir, sénateur UMP, recense sept causes différentes expliquant la non-application de la loi. Si nous ne parvenons pas rapidement à solder de façon positive ce douloureux dossier, la confiance de certains de nos concitoyens à l’égard de l’armée, de la justice et, peut-être, de la représentation nationale se trouvera selon nous gravement altérée.

Après la mission Matteoli, l’indemnisation des victimes des spoliations antisémites de la Seconde Guerre mondiale a pu intervenir, depuis 1995, dans des conditions dignes – sauf peut-être pour les œuvres d’art, dossier qui reste en cours de traitement –, ayant fait pleinement consensus dans l’opinion publique.

Dans le même esprit, il est temps de régler la question de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires, d’autant que le service militaire n’existe plus et que les jeunes générations, malgré la Journée défense et citoyenneté, ont une vision parfois très lointaine des enjeux de défense et de sécurité.

Alors que nous avons voté la loi Morin, nous ne pouvons pas, collectivement, à la fois refuser tout débat public contradictoire sur la dissuasion nucléaire et dire aux anciens vétérans et aux victimes des essais : « Circulez, il n’y a rien à voir ! » Il est bien d’élargir les zones définies par la loi, mais il faut aller plus loin, notamment en matière de levée du secret défense.

Il faut une action forte. Soyez, monsieur le ministre, celui qui entrera dans l’histoire en donnant une solution politique à ce problème de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires en Algérie et en Polynésie, qu’ils soient civils ou militaires.

C’est en ce sens que nous avions déposé trois amendements.

Le premier avait pour objet de permettre un réel examen au cas par cas des dossiers des victimes. Nous déplorons, en effet, que les demandes et les situations souvent difficiles des victimes soient analysées à la seule lumière d’un modèle statistique, analyse qui conclut presque toujours à un risque négligeable. Ce premier amendement, le plus fort, a été déclaré irrecevable par la commission des finances, en application de l’article 40 de notre Constitution.

En modifiant les règles relatives à la présomption de causalité applicables en matière d’indemnisation des victimes des essais nucléaires, cet amendement permettait pourtant de faire levier et de progresser vers une véritable reconnaissance et indemnisation des victimes, sans ouvrir la boîte de Pandore.

Dans une démocratie, il faut des pouvoirs régaliens forts et légitimes, acceptés des citoyens et des citoyennes. Nous avons un désaccord sur la dissuasion nucléaire : nous réclamons un débat public sur ce sujet.

Par ailleurs, nous soutenons, monsieur le ministre, vos efforts budgétaires, mais nous regrettons la poursuite de la modernisation de l’arsenal nucléaire, de surcroît sans débat.

En outre, nous souhaitons et attendons un geste fort de votre part pour les victimes des essais.

Si nous voulons que les enjeux de sécurité soient compris et partagés par tous et toutes, il faut que nous soyons en phase avec les attentes de la société. Si l’on mettait autant d’intelligence collective à concevoir et à mettre en œuvre la transition énergétique que l’on en a consacré à élaborer la dissuasion nucléaire, nous serions rassurés !

Enfin, en ce qui concerne la politique menée en matière de ressources humaines, il est paradoxal que l’armée fasse tant d’efforts, par rapport aux autres ministères notamment, en termes de suppressions d’emplois, mais que tous les ans le plafond des dépenses de personnel explose à cause des emplois de grade élevé. Nous attendons des efforts également sur ce point.

Nous ne reviendrons pas, monsieur le ministre, sur les ratés du logiciel « fou » Louvois : vous les avez dénoncés comme nous et nous espérons qu’il pourra être remédié à cette situation.

Monsieur le ministre, la technicité et le génie créateur ne sont rien sans la confiance. Il est, selon nous, hautement important que ce projet de loi, au-delà des chiffres qu’il aligne, favorise le retour de la confiance. Ainsi, nous souhaitons un débat serein sur le nucléaire. Il est possible dans les établissements scolaires, à l’université et dans tous les lieux de la société : pourquoi ne le serait-il pas à la Haute Assemblée ?

Les impératifs de sécurité exigent peut-être la mise en place de fichiers, de dispositifs tels que ceux dont a parlé M. Sueur ce matin. Néanmoins, nous souhaitons qu’il ne soit pas porté atteinte de façon exagérée aux libertés individuelles avec le « mégafichier » qui a été évoqué.

Pour conclure, la sécurité collective est un bien commun qui ne peut être l’otage d’intérêts économiques ou sectoriels. Monsieur le ministre, sachez que la green defense et l’écologie peuvent être aussi une chance pour l’armée.

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