Toni Casalonga : Pour une Esthétique de l’Ecologie
Un jour, effrayé par le bruit furieux que faisait en se déplaçant à l’intérieur du village, tout près de ma maison, un essaim sauvage, j’appelai au secours le vieux Francè.
Il rit de mon inquiétude, et me dit : « Attendons de voir où il va se poser ». Un moment après, en effet, l’essaim se stabilisa près d’une fenêtre, le bruit diminua puis disparut. Toutes les abeilles étaient passées derrière les lamelles des volets d’une maison voisine inoccupée.
«C’est très bon signe, observa Francè, cela veut dire que l’on peut vivre dans ce village ». Interloqué, car je m’inquiétais plutôt du danger que représentait cette colonie, je lui demandai des explications. Il me répondit avec patience « qu’avant, pour savoir où on pouvait construire une maison, on regardait où les abeilles choisissaient de s’installer. Après les avoir observées, on se fiait à elles pour choisir l’implantation. Et il conclut, comme un oracle, que « les abeilles ne se trompaient jamais ».
En fait, ce qu’il voulait me faire entendre, c’est qu’à la différence des abeilles, il arrive que les hommes se trompent quant ils choisissent d’implanter une construction. J’y repense souvent, et les occasions ne manquent pas de le vérifier. Mais son enseignement ne s’arrêta pas là. Comme il me savait amoureux des vieilles bâtisses, des vieux villages, des vieux murs de jardin, des vieilles fontaines et même des vieux tombeaux qui ennoblissent nos paysages, il me questionna un jour ainsi : « Peux-tu me dire pourquoi, avant, quand il n’y avait pas d’architectes, tout était beau ? ».
Il me fallut de longues années pour comprendre qu’il ne souhaitait pas la disparition de cette belle profession, mais que son interrogation allait beaucoup plus loin, beaucoup plus profond. En effet, ici comme partout, une architecture sans architecte s’est développée, anonyme comme un art populaire. Il ne s’agit ni des palais ni des cathédrales, ni même des citadelles, mais des humbles constructions faites par les gens qui habitent là avec les matériaux qui composent le paysage, adaptées à la géographie du pays, modelées par son climat, façonnées par ses activités. Non pas qu’ils fussent hier plus vertueux que nous aujourd’hui, mais parce qu’alors ces contraintes s’exerçaient sur eux avec une telle force qu’ils devaient obligatoirement composer avec, et trouver le meilleur compromis.
Ainsi se développent des savoir-faire, qui mettent en œuvre des matériaux, qui génèrent des volumes, ainsi se créent des architectures vernaculaires car, selon le précepte qu’aimait à répéter Hassan Fathy, « la forme naît de l’équilibre des forces ». Ainsi se sont individuées les cultures locales, et s’est construite la diversité du monde.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Plus de contrainte, sauf celle de l’argent. Car la technologie de la construction, jointe à celle des transports et à celle des énergies, fait en sorte que l’on peut n’importe où faire n’importe quoi : basta a pagà ! (il suffit de pouvoir payer). Là où règne l’argent, règne l’uniformité de l’habitat, règne aussi le gaspillage, et règne enfin une forme sournoise de laideur que nous sommes à peine capables de mesurer. Mais nous sentons bien que la majeure partie des constructions sont aujourd’hui étrangères à leur territoire, et que cela procure en nous une sorte de remords.
Comment s’en sortir ? De nombreuses bonnes âmes pensent que c’est en édictant des règlements qui autorisent ceci, qui interdisent cela, conseillent, orientent, obligent, et tentent ensuite de contrôler. C’est certainement actuellement le moins mauvais des partis.
D’autre pensent que seul le talent sauvera le monde, qu’il faut donc nommer au grade de tyran un génie de l’urbanisme et de l’architecture et lui donner les pleins pouvoirs.
Ces deux solutions, qui ont chacune leurs avantages ont en commun l’inconvénient de voir des hommes attenter à la liberté d’agir d’autres hommes.
Mais enfin, pourquoi ne pas laisser faire la nature, pourquoi inventer des contraintes artificielles alors qu’il en existe tant de naturelles, dont on a pu mesurer à travers le temps l’excellence ? Qui osera contester la beauté d’un igloo dans la blancheur glacée du pole, celle d’une mechta de pisé sous le ciel saharien, d’un pagliaghju de pierre et de tuf dans le creux des collines de Balagne, ou d’un chalet de bois sur les pentes alpines ?
Pour reconstruire aujourd’hui une harmonie perdue, tant sur le plan de l’urbanisme que sur celui de l’architecture, retenons la leçon des abeilles et des paysans : soucions nous d’écologie, c'est-à-dire d’économie réelle, en étant attentifs à tout ce qui constitue le local : le climat, la géographie, les matériaux, la sociabilité…
Désindustrialisons nos pensées, prenons conscience qu’il existe une véritable écologie de l’esthétique, et que c’est à nous de l’inventer ici et maintenant en réfléchissant à la bio-diversité d’une beauté comprise comme « une métaphysique de la vérité ».
Ceci est un urinoir : à partir de la célèbre affirmation de Marcel Duchamp, prononcée voilà près d’un siècle, il m’est venu à penser que cet objet industriel, dans sa simplicité, dans sa fonctionnalité, pouvait être le point de départ d’un chemin qui s’ouvrirait pour réfléchir à ce que pourrait être une écologie de l’esthétique.
La question du beau est-elle aujourd’hui centrale ? Non, sans doute, car d’autres questions sont passées au premier plan et parmi elles une plus que d’autres : celle de la bio-diversité. Ne somme-nous pas en train de nous appauvrir en faisant disparaître tout ce qui fait que le monde est peuplé d’espèces différentes, qui ont chacune leurs formes, leurs couleurs, leurs gestes, leurs langages, leurs modes d’habitat, de production, de reproduction, de vie en société ou en solitaire ?
Seul parmi ces espèces, l’être humain ne disparaît pas, au contraire il se multiplie. Mais si l’on considère ses comportements et ses productions, et tout particulièrement son habitat, cette multiplication du nombre s’accompagne d’une disparition rapide de la diversité.
Si nous affirmons aujourd’hui que cet urinoir, simple article de série acheté dans un magasin de New York en 1917, même baptisé « fontaine », n’est finalement après tout qu’une pissotière industrielle comme les autres, il redevient ce qu’il est : une aberration écologique. Et sa beauté alors nous échappe. Tandis que par retournement, force nous est de constater que si un igloo, une mechta, un pagliaghju ou un chalet d’alpage est considéré aujourd’hui comme une œuvre d’ « art premier », c’est avant tout parce qu’il exprime une esthétique de l’écologie.
Là est sans doute le chemin qui s’ouvrira vers de nouveaux espaces pour la beauté des temps futurs.
Toni Casalonga