Presse
Grotte Chauvet : "Un enfant au fond de la grotte"
13 octobre 2009 - Philippe Meirieu
Vers le trentième millénaire avant Jésus-Christ, des êtres qui nous ressemblaient étrangement et que les spécialistes nomment les Aurignaciens, occupèrent, à côté d’une arche de pierre qui enjambe l’Ardèche, une grotte qu’on appelle aujourd’hui la grotte Chauvet1. On ne sait pas trop ce que représentait exactement cette grotte pour eux : sans doute un espace sacré, peut-être le centre du monde. C’était une sorte de cathédrale décorée d’une multitude de dessins, peintures et gravures : des bisons, des rennes, des chevaux, des mammouths, des ours, des bouquetins, des rhinocéros, des panthères… des centaines d’animaux, souvent superposés, parfois entremêlés, avec des signes étranges, des mains, des points, des sexes de femmes.
On ne sait pas vraiment combien de temps les Aurignaciens occupèrent cette grotte ni ce qu’ils y firent exactement. Mais on sait qu’ils l’abandonnèrent un jour et que la grotte resta, pendant cinq à six millénaires, complètement inoccupée. Pas un souffle, aucun signe. Le vide et le noir. L’absence. Un univers à portée de main, mais qui resta inviolé. Pendant six mille ans.
Les civilisations se succédèrent. Des êtres humains passèrent tout près. Sans rien voir ni savoir. Ils vécurent, aimèrent, se battirent entre eux. Ils eurent aussi des enfants. Ils les choyèrent et leur apprirent à vivre. À respecter les coutumes de leurs parents, à vénérer leurs dieux, à utiliser leurs armes et leurs outils. Ils s’inquiétèrent pour eux, se demandant ce que l’avenir pourrait bien leur réserver. Ils se plaignirent, souvent, de leur manque de respect et du caractère un peu brusque de leurs manières. Ils perdirent courage parfois, se demandant si le jour qui se levait n’était pas le dernier jour. Si leur monde n’était pas en train de s’effondrer. S’il y aurait une place, demain, pour leurs descendants. Ils tâtonnèrent en quête de quelques repères. Pour installer un peu de stabilité dans le temps. Affermir le sol sous leurs pieds… Il ne nous reste rien d’eux.
Un jour, il y a vingt-six mille ans, un enfant, probablement un jeune adolescent de treize ou quatorze ans, entra dans le grotte oubliée. Seul. Il portait une torche. On sait, par l’étude des traces laissées par ses pieds dans le sable, qu’il marchait lentement, avec d’infinies précautions. Il a entrevu les fresques. Il a encore ralenti. Il posait d’abord la pointe des pieds en regardant à droite, puis à gauche. S’arrêtait un moment. Sa torche noircissait alors le plafond. Il repartait, doucement. Le visage en avant. Étonné. Puis sidéré par le spectacle qu’il découvrait à chaque pas. Il arriva ainsi dans une salle plus grande, en forme d’amphithéâtre. Une salle au milieu de laquelle était posé un crâne d’ours. Il s’arrêta plus longuement.
Les traces de pieds s’arrêtent là. Ce sont les seules. Il n’existe pas de signes qui indiquent que l’enfant soit revenu sur ses pas pour ressortir de la grotte. Peut-être a-t-il continué sur un chemin disparu depuis ? On l’ignore.
Sans doute peu de temps après cette unique visite, la grotte fut fermée par des éboulements. Les traces de l’enfant sur le sable furent ainsi scellées. Elles restèrent dans la grotte vingt-six mille ans. Treize fois le nombre d’années qui nous séparent de la naissance du Christ… Elles y sont encore.
Et, tout près de la grotte, nous nous demandons, à notre tour, à quoi et comment éduquer nos enfants. Nous vivons, nous aimons et nous nous battons. Nous nous inquiétons aussi. Nous cherchons des repères et nous demandons comment affermir le sol sous nos pieds. À quels points fixes nous raccrocher pour ne pas être emportés par la tourmente.
À côté de nous, tout proche et pourtant invisible, il y a quelques traces laissées sur les parois par ceux qui nous ont précédé, il y a très longtemps. Nous ne savons pas toujours ce qu’elles veulent dire. Cela n’est pas bien grave. Les traces de l’homme sont d’abord traces d’humanité. Héritage. Signe. Signes avant d’être sens.
L’enfant entre dans la grotte. Tout seul. On entre toujours tout seul dans l’histoire. Dans l’histoire des hommes et dans sa propre histoire.
L’enfant, pourtant, a besoin d’une torche. Presque rien. Et presque tout. Ce sans quoi il resterait à jamais sur le seuil. Incapable de grandir, de découvrir et de refonder le monde.
Peu importe, après tout, qui a fabriqué la torche.
L’enfant lève la tête. Il n’en croit pas ses yeux. Arrêtons donc un moment notre tintamarre dehors. L’événement en vaut la peine.
1 Cf. La grotte Chauvet - L’art des origines, sous la direction de Jean Clottes, Paris, Le Seuil, 2001.