Dennis Meadows : « Nous n’avons pas mis fin à la croissance, la nature va s’en charger »
Par nicole rouaire le jeudi 7 juin 2012, 12:26 - Actu - Lien permanent
Retrouver l'interview de Terra
Eco avec Denis Meadows co-auteur du rapport du club de Rome en 1972 "Les
limites de la croissance"
Interview - La croissance perpétuelle est-elle possible dans un
monde fini ? Il y a quarante ans déjà, Dennis Meadows et ses acolytes
répondaient par la négative. Aujourd'hui, le chercheur lit dans la crise les
premiers signes d'un effondrement du système.
En 1972, dans un rapport commandé par le Club de Rome, des chercheurs de
l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT) publient un rapport intitulé
« Les limites de la croissance ». Leur idée est simple : la
croissance infinie dans un monde aux ressources limitées est impossible. Aussi,
si les hommes ne mettent pas fin à leur quête de croissance eux-mêmes, la
nature le fera-t-elle pour eux, sans prendre de gants.
En 2004, le texte est, pour la deuxième fois, remis à jour. Sa version
française vient – enfin – d’être publiée aux éditions Rue de l’échiquier. En
visite à Paris pour présenter l’ouvrage, Dennis Meadows, l’un des auteurs
principaux, revient sur la pertinence de projections vieilles de quarante ans
et commente la crise de la zone euro, la raréfaction des ressources et le
changement climatique, premiers symptômes, selon lui, d’un effondrement du
système.
Terra eco : Vous avez écrit votre premier livre en 1972.
Aujourd’hui la troisième édition – parue en 2004 – vient d’être traduite en
français. Pourquoi, selon vous, votre livre est encore d’actualité
?
Dennis
Meadows : A l’époque, on disait qu’on avait encore devant nous quarante
ans de croissance globale. C’est ce que montrait notre scénario. Nous disions
aussi que si nous ne changions rien, le système allait s’effondrer. Pourtant,
dans les années 1970, la plupart des gens estimait que la croissance ne
s’arrêterait jamais.
C’est aujourd’hui que nous entrons dans cette période d’arrêt de la
croissance. Tous les signes le montrent. Le changement climatique, la
dislocation de la zone euro, la pénurie d’essence, les problèmes alimentaires
sont les symptômes d’un système qui s’arrête. C’est crucial de comprendre qu’il
ne s’agit pas de problèmes mais bien de symptômes. Si vous avez un cancer, vous
pouvez avoir mal à la tête ou de la fièvre mais vous ne vous imaginez pas que
si vous prenez de l’aspirine pour éliminer la fièvre, le cancer disparaîtra.
Les gens traitent ces questions comme s’il s’agissait de problèmes qu’il suffit
de résoudre pour que tout aille bien. Mais en réalité, si vous résolvez le
problème à un endroit, la pression va se déplacer ailleurs. Et le changement ne
passera pas par la technologie mais par des modifications sociales et
culturelles.
Comment amorcer ce changement ?
Il faut changer notre manière de mesurer les valeurs. Il faut par exemple
distinguer la croissance physique et de la croissance non physique,
c’est-à-dire la croissance quantitative et la croissance qualitative. Quand
vous avez un enfant, vous vous réjouissez, au départ, qu’il grandisse et se
développe physiquement. Mais si à l’âge de 18 ou 20 ans il continuait à
grandir, vous vous inquiéteriez et vous le cacheriez. Quand sa croissance
physique est terminée, vous voulez en fait de la croissance qualitative. Vous
voulez qu’il se développe intellectuellement, culturellement.
Malheureusement, les hommes politiques n’agissent pas comme s’ils
comprenaient la différence entre croissance quantitative et qualitative, celle
qui passerait par l’amélioration du système éducatif, la création de meilleurs
médias, de clubs pour que les gens se rencontrent… Ils poussent automatiquement
le bouton de la croissance quantitative. C’est pourtant un mythe de croire que
celle-ci va résoudre le problème de la zone euro, de la pauvreté, de
l’environnement… La croissance physique ne fait aucune de ces
choses-là.
Pourquoi les hommes politiques s’entêtent-ils dans cette voie
?
Vous buvez du café ? Et pourtant vous savez que ce n’est pas bon pour
vous. Mais vous persistez parce que vous avez une addiction au café. Les
politiques sont accros à la croissance. L’addiction, c’est faire quelque chose
de dommageable mais qui fait apparaître les choses sous un jour meilleur à
courte échéance. La croissance, les pesticides, les énergies fossiles,
l’énergie bon marché, nous sommes accros à tout cela. Pourtant, nous savons que
c’est mauvais, et la plupart des hommes politiques aussi.
Ils continuent néanmoins à dire que la croissance va résoudre la
crise. Vous pensez qu’ils ne croient pas en ce qu’ils disent
?
Prenons l’exemple des actions en Bourse. Auparavant, on achetait des parts
dans une compagnie parce qu’on pensait que c’était une bonne entreprise,
qu’elle allait grandir et faire du profit. Maintenant, on le fait parce qu’on
pense que d’autres personnes vont le penser et qu’on pourra revendre plus tard
ces actions et faire une plus-value. Je pense que les politiciens sont un peu
comme ça. Ils ne pensent pas vraiment que cette chose appelée croissance va
résoudre le problème mais ils croient que le reste des gens le pensent. Les
Japonais ont un dicton qui dit : « Si votre seul outil est un
marteau, tout ressemble à un clou. » Si vous allez voir un chirurgien avec
un problème, il va vous répondre « chirurgie », un psychiatre
« psychanalyse », un économiste « croissance ». Ce sont les seuls
outils dont ils disposent. Les gens veulent être utiles, ils ont un outil, ils
imaginent donc que leur outil est utile.
Pensez-vous que pour changer ce genre de comportements, utiliser de
nouveaux indicateurs de développement est une bonne manière de procéder
?
Oui, ça pourrait être utile. Mais est-ce ça qui résoudra le problème ?
Non.
Mais qu’est-ce qui résoudra le problème alors ?
Rien. La plupart des problèmes, nous ne les résolvons pas. Nous n’avons pas
résolu le problème des guerres, nous n’avons pas résolu le problème de la
démographie. En revanche, le problème se résoudra de lui-même parce que vous ne
pouvez pas avoir une croissance physique infinie sur une planète finie. Donc la
croissance va s’arrêter. Les crises et les catastrophes sont des moyens pour la
nature de stopper la croissance. Nous aurions pu l’arrêter avant, nous ne
l’avons pas fait donc la nature va s’en charger. Le changement climatique est
un bon moyen de stopper la croissance. La rareté des ressources est un autre
bon moyen. La pénurie de nourriture aussi. Quand je dis « bon », je ne
veux pas dire bon éthiquement ou moralement mais efficace. Ça
marchera.
Mais y-a-t-il une place pour l’action ? La nature va-t-elle
corriger les choses de toute façon ?
En 1972, nous étions en dessous de la capacité maximum de la Terre à
supporter nos activités, à 85% environ. Aujourd’hui, nous sommes à 150%. Quand
vous êtes en dessous du seuil critique, c’est une chose de stopper les choses.
Quand vous êtes au-delà, c’en est une autre de revenir en arrière. Donc oui, la
nature va corriger les choses. Malgré tout, à chaque moment, vous pouvez rendre
les choses meilleures qu’elles n’auraient été autrement. Nous n’avons plus la
possibilité d’éviter le changement climatique mais nous pouvons l’atténuer en
agissant maintenant. En réduisant les émissions de CO2, l’utilisation d’énergie
fossile dans le secteur agricole, en créant des voitures plus efficientes… Ces
choses ne résoudront pas le problème mais il y a de gros et de petits
effondrements. Je préfère les petits.
Vous parlez souvent de « résilience ». De quoi s’agit-il
exactement ?
La résilience est un moyen de construire le système pour que, lorsque les
chocs arrivent, vous puissiez continuer à fonctionner, vous ne vous effondriez
pas complètement. J’ai déjà pensé à six manières d’améliorer la résilience. La
première est de construire « des tampons ». Par exemple, vous faites un
stock de nourriture dans votre cave : du riz, du lait en poudre, des
bocaux de beurre de cacahuète… En cas de pénurie de nourriture, vous pouvez
tenir plusieurs semaines. A l’échelle d’un pays, c’est par exemple l’Autriche
qui construit de plus gros réservoirs au cas où la Russie fermerait
l’approvisionnement en gaz. Deuxième chose : l’efficacité. Vous obtenez
plus avec moins d’énergie, c’est ce qui se passe avec une voiture hybride par
exemple… ou bien vous choisissez de discuter dans un café avec des amis plutôt
que de faire une balade en voiture. En terme de quantité de bonheur par gallon
d’essence dépensé, c’est plus efficace. Troisième chose : ériger des
barrières pour protéger des chocs. Ce sont les digues à Fukushima par exemple.
Quatrième outil : le « réseautage » qui vous rend moins
dépendant des marchés. Au lieu d’employer une baby-sitter, vous demandez à
votre voisin de garder vos enfants et en échange vous vous occupez de sa
plomberie. Il y a aussi la surveillance qui permet d’avoir une meilleure
information sur ce qu’il se passe. Enfin, la redondance qui consiste à élaborer
deux systèmes pour remplir la même fonction, pour être prêt le jour où l’un des
deux systèmes aura une faille. Ces six méthodes accroissent la résilience. Mais
la résilience coûte de l’argent et ne donne pas de résultats immédiats. C’est
pour cela que nous ne le faisons pas.
Si l’on en croit un schéma de votre livre, nous sommes presque
arrivés au point d’effondrement. Et nous entrons aujourd’hui, selon vous, dans
une période très périlleuse…
Je pense que nous allons voir plus de changement dans les vingt ans à venir
que dans les cent dernières années. Il y aura des changements sociaux,
économiques et politiques. Soyons clairs, la démocratie en Europe est menacée.
Le chaos de la zone euro a le potentiel de mettre au pouvoir des régimes
autoritaires.
Pourquoi ?
L’humanité obéit à une loi fondamentale : si les gens doivent choisir entre l’ordre et la liberté, ils choisissent l’ordre. C’est un fait qui n’arrête pas de se répéter dans l’histoire. L’Europe entre dans une période de désordre qui va mécontenter certaines personnes. Et vous allez avoir des gens qui vont vous dire : « Je peux garantir l’ordre, si vous me donnez le pouvoir. » L’extrémisme est une solution de court terme aux problèmes. Un des grands présidents des Etats-Unis a dit : « Le prix de la liberté est la vigilance éternelle. » Si on ne fait pas attention, si on prend la liberté pour acquise, on la perd.
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Les limites de la croissance (dans un monde fini), Donella Meadows, Dennis
Meadows, Jorgen Randers, ed. Rue de l’échiquier, 425 pages, 25 euros.