Alain Lipietz : De l’élection présidentielle aux élections européennes : la France et l’Europe de Macron
De l’élection présidentielle aux élections européennes :
la France et l’Europe de Macron
Alain Lipietz Entretien avec Benjamin Joyeux pour le Green European Journal.
Benjamin Joyeux : Après le Brexit et la victoire de Donald Trump, beaucoup prédisaient qu’une vague populiste allait s'abattre sur l'Europe et que la France en serait la prochaine victime. Est-ce que la victoire de Macron peut donc être interprétée comme un sursaut européen de la France ?
Alain Lipietz : En effet ! La question européenne aura été la « face cachée » de cette élection présidentielle, et la majorité des Français a choisi de ne pas suivre le Brexit. Eurosceptiques ? Oui, avec raison ! L’Europe ne va pas de soi, elle est chaque jour sommée de démontrer sa supériorité sur l’ancestrale solidarité nationale. Europhobes ? Eh bien non. Mais attention : c’est seulement un « non au Non à l’Europe ».
Le Non à l’Europe était exprimé par deux candidats populistes, à droite Marine Le Pen et à gauche Jean-Luc Mélenchon. Au passage : « populiste » renvoie à une forme de politique définie comme la prétention d’un rapport direct entre le leader et « le Peuple », peuple luimême construit contre un « adversaire». Comme le remarque Ivan Kratsev (Libération du 17 juin), Emmanuel Macron est lui-aussi un populiste, comme les autres « anti-système », et même carrément « dégagiste », mais…pro-européen.
Le populisme anti-européen de M. Le Pen, qui s’appuyait sur les ouvriers, était le plus radical : « On quitte l’euro et l’Europe». Jean-Luc Mélenchon, s’appuyant sur des couches plus éduquées, était plus subtil : « On propose, plan A, une réforme ramenant l’Union européenne à une simple coopération internationale et rendant à la nation sa souveraineté monétaire, et si ils refusent, notre plan B, c’est le Frexit. »
Ces positions ont connu un grand succès, puis se sont heurtées à un plafond de verre, à quinze jours du premier tour : ils ne progressaient plus dans les sondages d’opinion. Les quatre premiers candidats se tenant dans un mouchoir de poche selon ces sondages, chacun pouvait gagner, comme ont gagné Trump et le Brexit. Voter pour Le Pen ou Mélenchon n’était plus dès lors un « message » de protestation adressé aux « élites », mais bien une décision d’enclencher un Frexit « pour de bon ». Le Brexit a joué comme un avertissement. Et les électeurs prêts à se rallier ont dit : « Alors, dans ce cas, non »… et ont voté Macron.
E. Macron n’a pas fait une campagne spécifiquement pro-européenne, contrairement à Europe-Écologie en 2009, par exemple. Il a seulement dit qu’il fallait réformer l’Europe et y rester. Il est apparu comme une assurance anti-Frexit.
BJ: Le programme européen d'Emmanuel Macron, et notamment son volet économique (budget de la zone Euro, ministre européen de l'économie et des finances, socle de droits sociaux européens...) et son volet de défense, soient suffisants et surtout crédibles vis-à-vis de partenaires comme l'Allemagne pour relancer concrètement l'UE?
E. Macron n’a pas proclamé un programme mobilisateur, mais une simple volonté de réforme de l’Union, avec quelques exemples, sans s’attaquer à la crise démocratique (renforcement du Parlement, votes à la majorité, simplification du référendum d’initiative populaire). Il aurait fallu pour cela assumer le fédéralisme de l’Europe « rêvée », la suprématie de la souveraineté populaire européenne (celle du Parlement européen) sur la souveraineté des gouvernements nationaux (celle du Conseil européen). La politique sécuritaire reste hélas la seule politique commune « mobilisatrice » qu’il ait évoqué, et pas la transition écologique.
Avec raison (et avec le soutien de l’Allemagne), il s’attaque en priorité au dumping social intra-européen via la Directive Détachements. Cette directive fut jadis une défense contre le « principe du pays d’origine » qui avivait la « concurrence faussée » entre les travailleurs d’Europe selon la législation sociale de leurs pays. Mais elle est devenue une vraie passoire : il suffit de détacher les travailleurs en dehors du week-end pour les laisser soumis à une législation d’origine, où ils sont sous-payés ! Sur le fond, Macron a raison contre le gouvernement polonais, mais il privilégie les effets de manche sur le patient travail de conquête de la majorité au Conseil et au Parlement, et repousse l’opinion polonaise dans les bras de son gouvernement nationaliste. On reçoit Poutine et Trump en grande pompe, on négocie avec la Bulgarie de Borissov, mais on insulte la Pologne… comme si Szydlo était tellement pire que les trois premiers. Admettons !
Mais attention. Je crains que, selon une tradition bien établie depuis Chirac, la France n’ait un double discours : un pour l’opinion publique française, et un autre, contradictoire, en Conseil des ministres européens et en comitologie (la coordination des administrations nationales), où les négociations sont secrètes. La capitulation dans l’affaire des perturbateurs endocriniens en serait un exemple, le nouveau cycle de négociations Climat en sera peut-être un autre.
Le chapitre économique du projet européen de Macron est de bon sens. Implicitement il renforce une Union à deux vitesses, le « noyau » étant la zone euro, ce qui est quand même assez large : la droite allemande et scandinave préfèrerait l’exit du Sud, France comprise !
Accepter une Europe à deux vitesses est sans doute un crève-cœur pour les europhiles, mais il ne s’agit, à mes yeux, que d’aller plus loin pour les pays qui le veulent, les pays « hors zone euro » conservant pour leur part tout l’acquis communautaire actuel. Ainsi la Pologne ne serait plus un frein, mais bénéficierait toujours des fonds européens (régional, agricole et social), moyens de pression pour lui imposer le respect des de la Charte des droits fondamentaux.
Oui, il faut un budget « fédéral » conséquent de la zone euro. Mais E. Macron occulte qu’il faut pour cela une capacité d’emprunt, des transferts massifs interrégionaux, des objectifs sociaux et environnementaux imposés à la BCE et à la Banque européenne d’investissement, et annuler intelligemment une partie de la dette du sud européen. Sans oublier qu’il faut soumettre les mécanismes de la zone euro (en particulier le Mécanisme européen de solidarité) au même niveau de contrôle démocratique – au moins — que l’Union européenne elle-même. Car la zone euro n’est pour l’instant qu’une pure institution intergouvernementale.
Or E. Macron ne franchit jamais les lignes rouges prêtées à l’opinion allemande (interprétée par A. Merkel ou S. Gabriel) : ni financement direct des gouvernements par la création monétaire, ni solidarité budgétaire inconditionnelle. Lignes tracées par le souvenir de
l’hyperinflation et par des préjugés gibelins à l’égard du « Club Med » (les « PIGS » : Portugal, Italie, Grèce, Espagne, et implicitement la France).
À cette peur exagérée de l’ « alea moral » (moral hazard : le crédit illimité offert à des irresponsables), l’Allemagne oppose la gouvernance par des règles (qui peuvent être inadaptées) et des agences indépendantes (qui peuvent être idéologiquement biaisées, et en tous cas renforcent le sentiment d’une absence de responsabilité démocratique — democratic accountability — des institutions européennes). Du coup, seul le laxisme monétaire de la BCE de M. Draghi empêche une déflation catastrophique en Europe. Mais les Allemands n’aiment pas ça non plus.
Il faudrait une politique budgétaire plus anticipatrice, et réserver les facilités monétaires au seuls investissements d’avenir. Un compromis est sans doute négociable avec l’opinion publique allemande en fixant des critères de transition écologique, définie par le Parlement européen et dictés à la Banque européenne d’investissement, qui serait la bénéficiaire exclusive du « laxisme monétaire » de la BCE et l’ordonnatrice des transferts budgétaires. Ce qui éviterait l’alea moral.
BJ Quels sont les principaux obstacles à l'échelle européenne et internationale que le Président français doit surmonter et comment le faire pour pouvoir mener une politique efficace pour la France et pour l'Europe face aux immenses défis du 21e siècle, en particulier le dérèglement climatique et la crise des réfugiés ?
Hiérarchiser les problèmes fait partie des problèmes ! Avec raison vous oubliez « le terrorisme islamiste » qu’E. Macron a proclamé « priorité n°1 ». C’est une priorité, mais pas n°1 ! Et vous oubliez l’autre grande crise écologique mondiale : alimentation-santé… avec l’exemple négatif des perturbateurs endocriniens.
Nous sommes en effet face à une double crise mondiale : celle du libéralisme, celle du productivisme. La première a des dimensions financières mais aussi sociales (le dumping social et fiscal), sans compter l’apurement des folies passées et des faillites cachées qui en résultent (Grèce). La seconde a une double dimension : énergie-climat (avec aussi la crise du nucléaire et des agro-carburants) et alimentation-santé (famines, malbouffe et pollutions chimiques). Elles ne peuvent être résolues qu’à l’échelle internationale, et pour commencer européenne.
Il y aussi les héritages historiques que font flamber la renaissance des nationalismes, engendrant guerres et donc « crises des refugiés ». Et déjà se profilent les crises de demain : vieillissement démographique, effondrement de la biodiversité.
Beaucoup peut se faire localement. Macron pourrait encourager les « villes en transitions » ou « résilientes ». L’Allemagne a compris le bénéfice à tirer, face à sa crise démographique, de l’afflux d’adultes migrants épouvantablement sélectionnés : parmi les mieux dotés et le plus hardis du monde. Pas la France, encore moins la Pologne. C’est donc surtout le problème de la crise d’identité de certains pays d’accueil.
Toutes les solutions exigent un bond fédéraliste européen, mais la défaite du « nonisme » à l’élection présidentielle (avec plus de 40% des exprimés, quand même !) n’implique pas que les Français y soient prêts. Pour faire plus et mieux d’Europe, il faut d’abord faire des Européens. C’est la responsabilité d’E. Macron, mais aussi des écologistes, dans un dialogue
sans concession avec ce qui reste de la gauche. Et c’est aussi la responsabilité des médias, et des grandes coordinations syndicales et écologistes, qui sont pro-Union au niveau européen mais ne combattent pas le « souverainisme » nationaliste de leurs adhérents. Et enfin c’est la responsabilité de l’Union : elle doit se montrer chaque jour « digne d’être aimée ».
BJ: Pour finir, face à un Président français très pro-européen mais à la ligne économique clairement néolibérale, quelle place reste-t-il en Europe pour une force alternative proeuropéenne mais profondément critique de la doxa économique actuelle? Que pensez-vous de la démarche d'un Yanis Varoufakis par exemple? Quel rôle peuvent jouer les écologistes d'ici les prochaines élections européennes de 2019?
Le fond de la question, c’est que, s’il ne faut pas confondre euroscepticisme (politiquement et méthodologiquement légitime) et europhobie, il ne faut pas non plus leur répondre en répétant que « Sans l’Europe on ne peut rien faire », et notamment : « Sans l’Europe on ne peut contrer ni le dumping social, ni fiscal, ni environnemental des autres pays ». Car si on défend une Europe qui ne protège même pas du dumping entre pays européens (sans même parler de celui des pays tiers, sur lequel on ne peut faire pression qu’à partir d’une position de force, et encore, en cherchant l’appui des forces sociales de ces pays), les gens continueront à glisser de « Mais pourquoi défendre cette Europe-là ? » à « Pourquoi défendre l’Europe tout court ? » Jusqu’à la victoire des europhobes.
Vous avez raison de le souligner : avant de critiquer « cette Europe-là », commençons par résister à « cette France-là » (celle de Macron), « cette Allemagne –là », « cette Pologne – là ». Il y a mille terrains pour combattre à l’échelle nationale le libéralisme et le productivisme que représente une partie, majoritaire, de la coalition Macron, avent de hurler contre l’Europe libérale. Bien sûr, à un moment donné on se heurte à l’argument « Mais si les autres pays européens évoluent dans l’autre sens, la France perdra sa compétitivité et ses emplois. » Et à ce moment on voit bien qu’on a besoin d’Europe, une Europe où ce sont les Européens qui décident ensemble, donc plus fédérale que l’Europe actuelle. Mais on ne doit pas mettre l’accent dès le début sur les reformes institutionnelles nécessaires. Au contraire il faut mettre l’accent sur la réforme des contenus et sur le ressourcement du projet européen :
« Convaincus que l’Europe, désormais réunie au terme d’expériences douloureuses, entend avancer sur la voie de la civilisation, du progrès et de la prospérité, pour le bien de tous ses habitants, y compris les plus fragiles et les plus démunis ; qu’elle veut demeurer un continent ouvert à la culture , au savoir et au progrès social ; et qu’elle souhaite approfondir le caractère démocratique et transparent de sa vie publique, et œuvrer pour la paix, la justice et la solidarité dans le monde ; Persuadés que les peuples d’Europe, tout en restant fiers de leur identité et de leur histoire nationale, sont résolus à dépasser leurs anciennes divisions, et, unis d’une manière sans cesse plus étroite, forger leur destin commun, Assurés que, unis dans leur diversité, l’Europe leur offre les meilleures chances de poursuivre, dans le respect des droits de chacun et dans la conscience de leur responsabilités à l’égard des générations futures et de planète, la grande aventure qui en fait un espace privilégié de l’espérance humaine… »
Çà ? C’était le Préambule de 2005 (éliminé dans le piètre traité de Lisbonne) : celui de l’Europe du Oui, qu’il nous faut reconquérir.
Dès lors se pose, pour les écologistes comme pour toutes les forces socialement progressistes, la question du rapport de forces européen. Dans son livre de 1964 (sept ans seulement après la signature du traité de Rome !), Stratégie ouvrière et néocapitalisme, André Gorz, futur théoricien de l’écologie, avait déjà tout compris : ou le mouvement ouvrier inscrirait son action politique directement au niveau européen, ou il serait écrasé. Nous y sommes.
Pour les écologistes, la dimension pertinente était déjà planétaire lors des premières crises globales (pluies acides et couche d’ozone). Mais bien entendu les effets pervers de concurrence et la nécessité d’un rapport de force mondial imposent, plus encore que pour le mouvement socialiste, une politique européenne qui passe d’abord par la construction d’une opinion publique européenne pro-écologiste et pro-sociale. Car l’impératif de prendre pour pierre de touche (benchmark) la situation des plus démunis (« the poorest » dit carrément le rapport Brundtland qui définit le développement soutenable) fait de la question sociale une composante essentielle de l’écologie.
J’ai donc été vaguement honteux de la modération du soutien du Parti vert européen à la lutte du gouvernement Tsipras et de son ministre Yannis Varoufakis pour épargner au peuple grec le traitement inhumain imposé, non par le FMI (qui n’a eu de cesse de plaider pour l’annulation la plus large possible de la dette), mais par la Commission et la BCE. Certains Verts sont allés jusqu’à contester le ferme engagement européen de leur parti, Syriza, alors que beaucoup de ses animateurs avaient autrefois scissionné du Parti Communiste Grec, justement par option pro-européenne !
Il n’est pas utile ici de discuter de l’habileté ou de l’absence d’habileté des uns et des autres. Mais il faut saluer la loyauté indéfectible du peuple grec à l’idéal européen, malgré l’enfer que lui infligent les institutions « réellement existantes ». Et en particulier la loyauté de Varoufakis, qui maintient le flambeau d’un éco-socialisme pro-européen et n’a pas hésité à « tacler » La France Insoumise de J.L. Mélenchon pendant la campagne présidentielle française, allant jusqu’à révéler le discret soutien que lui a apporté E. Macron, alors ministre français de l’Économie, au zénith de l’affrontement avec la Troïka.
Cette position « éco-socialiste pro-européenne » de Varoufakis est un véritable attracteur politique, car probablement largement partagée par une large partie du mouvement syndical européen et des associations européennes de l’environnement (voir leurs positions unanimes contre le Traité de libre-échange transatlantique), et sans doute dans les organisations religieuses (voir l’encyclique Laudato Si’ du pape François). Attracteur qui ne demande qu’à s’incarner dans une « offre politique ». Et cette offre ne peut être portée que par le Parti Vert Européen. La droite comme la gauche traditionnelles sont en effet déchirées entre une europhilie un peu lâche (« N’en parlons plus, ça divise »), une eurobéatitude acritique (« N’importe quelle Europe, c’est mieux que pas d’Europe »), ou un euroscepticisme confinant à l’europhobie (« l’Europe réellement existante est de plus en plus détestée, suivons nos électeurs.»)
Quant aux nouvelles forces tenant un discours progressistes en se réclamant explicitement d’une doctrine « populiste » (c’est à dire : cherchant à construire l’unité populaire autour d’un leader par l’opposition à un « ennemi » ), il faut distinguer. Certaines ont choisi pour ennemi « les élites », ce qui se discute : les responsabilités dans le maintien du modèle productiviste
sont universellement mais très inégalement partagées. D’autres ont choisi pour « adversaire » l’Europe elle-même, ce qui est stratégiquement perdant (quand ce n’est pas carrément l’Allemagne et le volk germanique : cf Le hareng de Bismark de JL Mélenchon, ce qui est inqualifiable). Même avec ces dernières, des luttes communes, des politiques publiques communes, peuvent se mener au niveau local ou national, pour la démocratie, la solidarité et l’environnement. A nous de leur montrer que les difficultés rencontrées dans ces luttes, dans ces politiques publiques, auraient plus de chance de l’emporter dans le cadre d’une Europe plus solidaire et écologiste, donc plus fédérale.
Car la politique écologique s’oppose au populisme en ce qu’elle ne construit pas « son peuple » à partir de l’ennemi (selon une stratégie remontant au philosophe nazi Carl Schmitt), mais au contraire par une « politique de la bienveillance », qui consiste à rassembler des amis, encore des amis, et des alliés. Les ennemis irréductibles de l’écologie existent, bien sûr ! Mais dans une politique de la bienveillance, l’ennemi, c’est ce qui reste quand on n’arrive plus à élargir le cercle des amis. « Unir les progressistes, pour l’écologie et la solidarité, rallier les indécis, isoler les irréductibles », telle devait être notre tactique.