L’interview d’Antonio Manganella du CCFD-Terre Solidaire
Q1 : Le film « Les Damnées du low cost » évoque votre séjour au Bangaldesh. Un an après le drame du Rana Plaza, les choses ont-elles changé dans la filière textile au Bangladesh ?
AM: La pression médiatique des ONG et des syndicats internationaux et, au final, de la communauté internationale, a amené le gouvernement bangladais à accélérer le rythme des réformes relatives au droit du travail. La démarche des États-Unis et de l’Union européenne qui ont décidé d’utiliser, bien qu’à des degrés différents, le levier de leurs relations commerciales a sans doute eu un impact fort auprès du gouvernement Bangladais. Cela s’est traduit par un certain renforcement des normes qui protègent la liberté syndicale, une avancée qui n’est pas encore une réalité dans les faits. En autre, les ouvriers du textile ont obtenu de haute lutte, l’augmentation de 77% de leur salaire minimum. Enfin, l’accord signé entre plus de 150 marques et les syndicats locaux et internationaux permet de s’attaquer concrètement à la sécurité des usines de production. La filière demeure attractive, avec + 15% d’investissement dans le secteur.
Q2 : L’accord international sur la sécurité des bâtiments et la prévention des incendies, porté par des organisations syndicales internationales, a été signé par 48 entreprises allemandes mais seulement 5 françaises. Pourquoi et que faut-il faire pour changer cela ?
AM : Les entreprises françaises sont très attachées aux initiatives volontaires et optent souvent pour la discrétion. Il faut malheureusement des scandales comme celui du Rana Plaza, ou qu’elles soient nommément pointées du doigt pour que les entreprises s’engagent en faveur de mesures plus contraignantes, ou de prévention des risques. La pression des ONG et des syndicats a été orientée en vue d’obtenir la signature de l’accord des entreprises françaises qui produisaient au Rana Plaza (Auchan, Camaïeu, Carrefour). De ce fait, les entreprises ont peut-être estimé que signer l’accord signifiait, d’une certaine manière, reconnaitre leur responsabilité dans l’accident. La plupart des entreprises françaises pensent qu’un certain degré de discrétion les met à l’abri de la dénonciation. Il faudrait désormais mettre cette pression sur les autres entreprises françaises pour qu’elles signent l’accord, car elles ne le feront pas spontanément.
Q3 : Aujourd’hui quelles actions sont engagées et pourquoi suite au drame du Rana Plaza ?
AM : En raison de l’attention médiatique que ce drame a reçu, nous avons assisté à une véritable rouée de la part des institutions internationales vers la promotion de différentes initiatives et actions, recelant un degré d’utilité assez variable …Ainsi, au-delà de l’accord du 13 mai 2013 qui réunit plus de 150 donneurs d’ordres, on a assisté au lancement de l’Alliance for Bangladesh Workers Safety (initiative prise par les marques américaines qui n’ont pas souhaité rejoindre l’accord), aux déploiement d’actions diplomatiques prises par l’Organisation Internationale du Travail, au le Plan national tripartite bangladais, le Pacte de durabilité de l’UE du 8 juillet 2013. Enfin, en France, le Point de Contact National (PCN) de l’OCDE a été saisi par l’ancienne Ministre du commerce extérieur, Nicole Bricq, en vue de rédiger un rapport sur la responsabilité des entreprises donneuses d’ordres à l’égard de leurs sous-traitants. Si on ne peut que regretter cette attitude des différentes institutions à « trouver leur place » dans ce drame, un point relie ces différentes actions : fait d’exception pour l’accord, qui introduit un certain degré de contraintes, toutes les autres initiatives reposent sur une approche volontaire. Ainsi, le travail du PCN, a sans doute l’intérêt de recueillir les recommandations que la société civile porte depuis au moins une décennie auprès des entreprises, mais il ne répond pas à la vrai question : comment faire en sorte que les entreprises respectent ces recommandations ?
Q4 : Une proposition de loi sur la responsabilité des sociétés-mères est présentée par des députés écologistes et socialistes, vous la soutenez, pourquoi et quels sont les obstacles à surmonter pour qu’elle aboutisse ?
AM : Et la réponse à cette question se trouve probablement en partie dans cette Proposition Parlementaire de Loi (PPL), ou plutôt dans le problème qu’elle essaie de résoudre. Depuis plusieurs années, les ONG comme le CCFD-Terre Solidaire et ses alliés du Forum Citoyen pour la RSE, ont identifié dans l’état du droit actuel l’un des freins majeurs à une véritable responsabilisation des multinationales. Les entreprises multinationales sont en effet des groupes de sociétés qui, faute de personnalité juridique propre, échappent à tout contrôle étatique. Ils ne sont ni des sujets de droit interne, ni des sujets de droit international. Chaque entité du groupe a en revanche une personnalité morale et juridique dans le pays dans lequel la société est enregistrée. Une société du groupe ne pourra donc pas être tenue responsable pour les actes d’une autre société du même groupe en France ou l’étranger. Si cette dilution de responsabilités vaut pour les filiales, à savoir des les entreprises possédées souvent à 100% par les maisons-mères basées dans les pays du Nord, elle est encore plus flagrante dans le cas de sous-traitances, à savoir la relation contractuelle entre une entreprises donneuse d’ordres et un fournisseur à l’étranger. L’absence de responsabilité juridique de la société-mère vis-à-vis de l’activité de ses filiales et/ou sous-traitants reste le principal obstacle à l’accès à la justice pour les victimes de l’activité des entreprises multinationales. Pourtant, il est des cas où, soit le législateur soit le juge, ont dépassé le principe d’autonomie des entités juridiques dès lors qu’un contrôle, de droit ou de fait, est exercé par la société-mère sur les activités de sa filiale ou de son sous-traitant. C’est le cas de l’affaire Erika par exemple. Mais la jurisprudence est mouvante, et il est nécessaire, dans des régimes juridiques comme celui français, d’inscrire ce principe dans la loi pur qu’il soit appliqué plus facilement par les juges.
Les obstacles viennent notamment du patronat bien sûr, avec l’AFEP et le Medef, qui sont vent debout contre cette PPL. Mais ceci est compréhensible. Ce qui l’est moins, c’est l’attitude du gouvernement, notamment de Bercy, mais aussi du Premier ministre (en tout cas en ce qui concerne le précédent gouvernement), et l’Elysée. Délaissés désormais les contre-arguments de nature juridique, que les députés et les ONG ont réussi à surmonter à l’aide de juristes reconnus pour leur expertise et indépendance, c’es le sujet de la compétitivité des entreprises françaises qui nous est constamment opposé. Le gouvernement voudrait-il dire qu’aujourd’hui, donc, la compétitivité de nos entreprises se fait au détriment des droits humains et de l’environnement ?
Q5 : Un dernier mot ?
AM : Une compétitivité et une économie qui ne seraient pas mises au service de l’Homme, n’ont que de l’intérêt pour les grandes gagnantes de la mondialisation économique, à savoir, les entreprises multinationales. Nous nous battons pour faire comprendre à l’opinion publique, aux citoyens, aux consommateurs et aux électeurs, qu’il y a bien en lien entre l’impunité des multinationales françaises à l’étranger et l’érosion du droit au travail en France. Il y a donc un intérêt commun, des citoyens du Nord et du Sud, a ce que les multinationales soient régulées à l’aube des enjeux de la mondialisation, y compris en matière d’influence qu’elles peuvent exercer auprès des décideurs politiques. Si la PPL venait à être bloquée par le gouvernement ou par le Président de la République, alors que la majorité des députés est prête à la discuter, nous aurions là un signal très inquiétant en terme de démocratie.
Pour faire entendre la voix des citoyens, nous avons ouvert une pétition sur Avaaz s’adressant à François Hollande. N’hésitez pas à la diffuser auprès de vos proches, nous avons besoin d’un maximum de signature d’ici fin mai !