En 2002, en France, Jean-Pierre Raffarin, alors Premier Ministre proposait d’encourager « l’intelligence de la main », il ne s’agissait ni plus ni moins que de conforter le vieux clivage entre savoirs concrets et savoirs abstraits, histoire de maintenir le fossé entre ceux qui utilisent leurs mains et ceux qui consultent leurs neurones.
Cette division n’est pas accidentelle, elle constitue un véritable enjeu de société, l’inégalité culturelle, plus encore que l’inégalité sociale constituant le pire danger pour une démocratie. Sept ans plus tard, la définition de la formation tout au long de la vie donnée par la Commission européenne a d’autres accents: « Toute activité d’apprentissage entreprise à tout moment de la vie, dans le but d’améliorer les connaissances, les qualifications et les compétences dans une perspective personnelle, civique, sociale et/ou liée à l’emploi ».
Intéressons-nous, d’abord, au vocabulaire employé ici : « apprentissage, entreprise, qualifications, compétences, emploi » font partie du lexique néo-libéral et s’opposent à connaissances personnelle, civique et sociale. La locution « à tout moment de la vie » n’a pas la même signification que « tout au long de la vie » qui englobait l’éducation dans une acception très large de lieu vocationnel de transmission des savoirs et des connaissances.
Dans la deuxième définition, la formation initiale et la formation continue se retrouvent affublées du vocable « apprentissage » qui fleure bon « l’intelligence de la main », le compagnonnage et surtout la filière professionnelle. On aurait pu imaginer l’utilisation du concept d’« éducation permanente» qui existait dans la définition de 1993 et semble mieux convenir si l’on se place dans une perspective d’enrichissement de la personne, à moins, bien sûr que l’on ne se situe dans une perspective de flexibilité et de malléabilité de la personne dans le marché mondialisé. Et ce n’est pas fini, au conseil européen spécial de Lisbonne qui s’est tenu, en 2000, la définition s’affine : « L’éducation et la formation sont peut-être les paramètres essentiels pour se préparer à la société de la connaissance. La nouvelle société de la connaissance aura de profondes répercussions sur la nature même de nos systèmes éducatifs de base, ce qui obligera tous nos Etats-membres à revoir les moyens d’adapter aux nouvelles réalités l’enseignement préscolaire, primaire et secondaire. La formation permanente doit aussi jouer un rôle capital dans notre stratégie – en faveur de l’accès à la connaissance, du développement des aptitudes et de l’intégration sociale. Tous les européens doivent avoir des perspectives tout au long de la vie pour prendre part à la future société de la connaissance. C’est ainsi que se construiront de manière durable la capacité et le potentiel européens de croissance. » Cette dernière phrase en dit long sur le but poursuivi par les dirigeants européens : il s’agit bien d’une stratégie pour adapter les hommes à la croissance économique. Le potentiel humain est une ressource qui se cultive, la formation tout au long de la vie est son engrais.
Aujourd’hui, « l’intelligence de la main » fait l’objet d’une surenchère d’études universitaires. On se bouscule au portillon des sciences humaines pour démontrer l’excellence de la pratique par rapport à la théorie, du travail réel par rapport au travail prescrit, de l’intuition par rapport à la raison. Mais que devient l’exercice de la critique, les atermoiements de la pensée, les méandres de la philosophie dans ce concert de louanges aux contempteurs de la théorie ? Avant d’agir ne serait-il pas intéressant de se poser la question : ce geste a-t-il un sens ? Concomitamment à cette passion soudaine pour les savoirs concrets, il me paraît important d’interroger le sens politique de l’histoire de vie en formation qui constitue un piton émergent et transversal de l’autoformation, laquelle semble accompagner aujourd’hui la veine de la formation tout au long de la vie, et singulièrement dans le cadre de l’enseignement à distance, le e-learning. Initialement courant critique radical des systèmes éducatifs et de formation, l’autoformation a tendance à devenir un concept attrape-tout à la mode.
Cette popularité imprévue, dans un contexte de capitalisation des ressources humaines, mérite que l’on s’y attarde. Ce ne serait pas la première fois que le capitalisme parviendrait à intégrer une valeur révolutionnaire mais l’actuel engouement pour l’autoformation mérite la palme comme le montre avec beaucoup de finesse Philippe Carré : «L’intérêt des gestionnaires de la formation, porté par le questionnement sur la productivité de la formation, y (dans l’autoformation) rencontre, le souci des formateurs de rapprocher la formation des conditions réelles de vie et de travail des sujets. L’expert des organisations y voit un vecteur des transformations sociotechniques en cours, tandis que le pédagogue y retrouve l’éducation nouvelle d’antan (ou « l’andragogie » de demain). Enfin, le sociologue y perçoit un signe des mouvements longs de l’histoire qui traversent le tissu social ».
On est assez loin de la définition de Guy Bonvalot : «S’autoformer c’est se former soi-même, à partir de ses expériences appréhendées de manière critique. Ceci signifie d’abord qu’une telle formation n’est pas laissée au hasard : c’est le sujet lui-même qui se forme. La formation de celui qui s’autoforme n’est pas dirigée par un autre. » Est-ce à dire que celui qui « s’autoforme » n’a pas besoin de la présence de l’autre, que l’autoformation est une pratique solitaire intracérébrale? Les différents courants de l’autoformation, des mouvements mutuels ouvriers du 19ème siècle aux réseaux d’échanges réciproques de savoirs en passant par les biographies éducatives, n’ont cessé d’affirmer le contraire, encourageant le tutorat entre pairs, la construction active d’un savoir collectif par la mutualisation des expériences individuelles et la prise en compte d’une hétérogénéité sociale que la ségrégation spatiale et le narcissisme généralisé ont quasiment gommée, isolant chaque être-sujet dans un ghetto psychologique, une communauté d’élection qui ne laisse que peu de place à la marginalisation. « L’homme qui change trahit la communauté » explique Richard Sennett or l’homme qui apprend, change irréversiblement. De la définition de Bonvalot, il me semble que le plus important réside dans la nécessité de permettre à chaque personne d’appréhender ses expériences de manière critique. N’en déplaise à Oscar Wilde, qui ironisait sur la valeur de l’expérience qu’il assimilait à une lanterne accrochée dans le dos de chaque individu et qui n’éclairait que ce qui se trouvait derrière eux, nous nous interrogerons sur la capacité politique de l’histoire de vie en formation de lutter contre les illusions de l’opinion commune dominante, contre ce que Karl Krauss appelait « le faux semblant généralisé » ?
Nous faisons ici trois hypothèses, premièrement que l’histoire de vie individuelle constitue un concentré signifiant d’histoire collective, concentré doit être pris dans ses deux sens de condensé et de réflexif, deuxièmement que le mitan de la vie est le moment opportun pour cette expérience in vivo, troisièmement que l’individu accède, par l’éducation permanente, à la qualité d’être-sujet-au-monde autrement dit qu’il acte sa responsabilité dans le procès politique de la vie en société.
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