Revue de presse: Qui a détricoté le Grenelle de l’Environnement ? (Télérama)

Telerama

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Je vous conseille la lecture de cet article de Télérama de Nicolas Delesalle sur le Grenelle de l’Environnement...

LE MONDE BOUGE – Quatre ans après son lancement en grandes pompes, la France a sabordé sa révolution verte. Est-ce la faute de la crise économique ? Ou des hommes politiques et des lobbys de l’énergie, qui s’ingénient depuis quatre ans à vider le Grenelle de sa substance ?

Par un savant jeu de forces géologiques et politiques, un tsunami au Japon peut déclencher une vague verte en Allemagne. En France ? On est prémuni. Aussi bien des nuages radioactifs que des ébullitions écologistes. Naguère, pourtant, la France crut vivre une révolution écologique, un tournant majeur, la refonte totale de son mode de pensée, la dénucléarisation de son bel esprit. On appela cet épisode lointain le Grenelle de l’environnement.

“Le temps de l’action est venu”
Nicolas Sarkozy.

Rappelons-nous : ce jeudi 25 octobre 2007, à l’Elysée, lors de son discours de présentation du Grenelle de l’environnement, Nicolas Sarkozy s’enflamme : « Je veux que le Grenelle soit l’acte fondateur d’une nouvelle politique, d’un New Deal écologique en France, en Europe et dans le monde ! » Chantal Jouanno, qui a écrit le discours, jubile. Nicolas Hulot, première étincelle du Grenelle avec son fameux Pacte écologique, crépite de joie. Les ONG n’osent y croire. José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, Al Gore et Wangari Maathai, les deux Prix Nobel de la paix, sont venus et écoutent ce président tout neuf qui prétend bouleverser la France et le monde : « Le temps de l’action est venu, continue Sarkozy. C’est bien à une révolution que nous invite ce Grenelle de l’environnement, une révolution dans nos façons de penser, dans nos façons de décider, une révolution dans nos comportements, dans nos politiques, dans nos objectifs et dans nos critères ! »

Hachis de mesurettes

Quatre ans plus tard, il faut admettre que le président de la République n’a pas menti. Au moins d’un point de vue mathématique. Si l’on considère qu’une révolution est un tour sur soi-même avec une arrivée au point de départ, le Grenelle est en effet une révolution.

Que reste-t-il des belles promesses ? Un hachis de mesurettes, avec quelques morceaux de bio surnageant de-ci de-là, bonus-malus pour les voitures en fonction des émissions de CO2 (raboté), clause de sauvegarde sur les OGM (que le ministère de l’Agriculture essaie de lever)… Mais les grands thèmes, ceux qui structurent une révolution, que sont-ils devenus ? La taxe carbone ? Remisée au magasin des choses urgentes à faire plus tard. La mise en place d’une politique favorable aux énergies renouvelables ? Attaquée de toutes parts. L’énergie photovoltaïque, en plein essor, vient d’être torpillée par deux arrêtés qui limitent les aides de l’Etat, plongeant toute une filière (vingt-cinq mille emplois) dans l’obscurité. L’éolien offshore vient à peine d’être lancé alors que la France dispose du deuxième potentiel européen, tandis que l’éolien terrestre pédale dans le guacamole administratif.

En 2011, les énergies renouvelables représentent toujours moins de 10 % de l’énergie produite en France (grâce aux barrages hydroélectriques), très loin des 23 % prévus pour 2020 par le Grenelle. En revanche, le nucléaire irradie de bonheur : la construction de deux nouveaux réacteurs EPR est actée. L’atome faisait bien partie des rencontres du Grenelle. Il fut même âprement discuté. Lors de la première rencontre avec les ONG, Sarkozy déclara qu’il était prêt à parler de tout, mais que jamais, ô grand jamais, il ne remettrait en cause la construction de l’EPR de Flamanville. On parla donc. Les ONG se heurtèrent au consensus pronucléaire qui fait de notre pays cet hexagone de plutonium enrichi de vignes et de fromages que nous envie le monde entier. Et en l’absence d’accord, comme toujours, aucune décision ne fut prise. Certains écolos vraiment verts pensaient que le développement des énergies renouvelables ringardiserait à terme le nucléaire. Ils sont fort marris aujourd’hui.

Mégacamions de 44 tonnes

Moins télégénique et créatrice de frissons, la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, prévue par le Grenelle, irradie moins que le nucléaire. Sous un acronyme un peu barbare, la RSE contrôle l’amélioration de la « performance » des entreprises sur les points non financiers, bien-être des salariés, respect de l’environnement, droits de l’homme. Utile pour éviter les suicides à France Télécom, les marées noires ou le travail des enfants dans les filiales du bout du monde. Toutes les entreprises de plus de cinq cents salariés étaient concernées. Mais, par la magie d’un lobbying efficace, le Medef et l’Association française des entreprises privées (Afep) ont réussi à persuader le gouvernement de remonter ce seuil à cinq mille salariés au moins jusqu’en 2013, ce qui vide la RSE de sa substance.

L’indispensable A65, entre Pau et Langon,
a ouvert ses péages.

Le bâtiment et les économies d’énergie ? Grâce au Grenelle, les normes d’isolation sont drastiques… mais pour le neuf uniquement, qui ne représente que 1 % des logements. L’aide à l’agriculture biologique ? Remise en cause alors que, dans le même temps, l’amendement Le Fur facilite la concentration dans les élevages intensifs. En revanche, pour les autoroutes, tout va bien ! Mille kilomètres au programme, l’indispensable A65, entre Pau et Langon, a ouvert ses péages. Ça tombe bien pour l’A65, le gouvernement a aussi donné son feu vert aux mégacamions de 44 tonnes pour les denrées agricoles. Ces supercamions transportent peut-être des légumes cultivés avec un pesticide interdit, mais qui a obtenu une dérogation spéciale en 2010, comme soixante-treize de ses petits copains. C’est une chance que ces légumes aient choisi de voyager en camion de 44 tonnes, parce que le fret ferroviaire, lui, est toujours au point mort… Si ces camions se rendent en Languedoc-Roussillon, leurs chauffeurs pourront bientôt voir les premiers coups de pelleteuses des équipes de Total à la recherche de gaz de schiste. Le pétrolier a reçu des permis d’exploration en vue de l’exploitation de ce gaz dont l’extraction industrielle est un désastre écologique.

Rupture culturelle

Que s’est-il passé ? Comment le président Sarkozy a-t-il pu tourner sur lui-même au point de prononcer, en 2010, au Salon de l’agriculture, cette phrase assez peu écolo : « L’environnement, ça commence à bien faire ! » En 2007, le Grenelle est pourtant une réelle révolution institutionnelle en France. Pour la première fois, des représentants d’ONG, de l’Etat, des collectivités territoriales, des syndicats patronaux et de salariés travaillent de concert. « Le Grenelle était un compromis, se rappelle Yannick Jadot, aujourd’hui député européen, mais alors directeur des programmes chez Greenpeace France et porte-parole de l’Alliance pour la planète, qui regroupait les ONG du Grenelle. C’était une rupture culturelle dans un pays où l’on ne négocie qu’après un conflit social. » Un mouvement de fond, lancé par Nicolas Hulot avec son Pacte écologique pendant la campagne présidentielle, accéléré par Nathalie Kosciusko-Morizet, alors secrétaire d’Etat à l’Ecologie, et par Chantal Jouanno, alors présidente de l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), qui convainquent le candidat Sarkozy de jouer la carte verte, malgré l’opposition des parlementaires : « Quoi, les associations vont faire des lois ?» s’écrie Jean-François Copé.

“J’ai répondu à Sarkozy ‘Vous n’êtes pas un facho, mais nous,
on n’est pas des babas cool’.” Serge Orru, WWF France

Nicolas Sarkozy joue le jeu, d’autant qu’il est très fâché d’avoir reçu un bonnet d’âne (7,5/20) au tableau noir des notations des ONG écologistes, au début de la campagne. Accompagné par Nicolas Hulot, il les rencontre au Muséum national d’histoire naturelle, le 31 mars 2007 : « Il était furieux, raconte Serge Orru, patron de WWF France. Il savait qu’il pouvait perdre les élections. Il râlait contre nos « jérémiades », annonçait qu’il n’avait pas peur de nous. Je lui ai répondu : « Ecoutez, vous n’êtes pas un facho, mais nous, on n’est pas des babas cool. » » Sarkozy s’étrangle. Hulot tente de calmer le jeu. Et puis l’ambiance se détend. « Une discussion de deux heures, riche, intense », dit Serge Orru. Au bout de laquelle Sarkozy lâche, à l’instinct : « Si je suis élu, je lance le Grenelle de l’écologie ! » Dont acte.

La France, pays nordique

Dès le lendemain de sa victoire, le nouveau président reçoit les ONG. Alain Juppé hérite d’un superministère de l’Ecologie. Il n’y travaillera qu’un mois, avant de perdre les législatives et d’être contraint à la démission. Il a le temps d’offrir au Grenelle des bases solides, sur lesquelles travailleront tout l’été représentants de l’Etat, ONG et entreprises : « Il y avait beaucoup de méfiance au début, mais on ne se tirait pas dessus, raconte Serge Orru. A force de travailler jour et nuit ensemble, on s’est rapprochés, on a tous bossé dans le même sens. » Mine de rien, cet été-là, la France colbertiste se prend vraiment pour un pays nordique. Elle rattrape son retard en matière de « négociation ». Délègue. « Auparavant, l’Etat décidait toujours tout seul, explique Arnaud Gossement, avocat spécialiste des questions environnementales. Grâce au Grenelle, le politique reconnaît les partenaires environnementaux et comprend enfin que l’écologie, ce ne sont pas les petites fleurs, mais un enjeu majeur. » Pendant deux ans, le Grenelle secoue la France : « A l’université, le droit de l’environnement devient un secteur sérieux, poursuit Arnaud Gossement. Demandez aux entreprises si elles trouvent que le Grenelle a accouché d’une souris. Pour beaucoup, il suppose des transformations majeures et des investissements lourds. »

“L’élan s’est brisé après l’échec
du sommet de Copenhague, en 2009.”
Yannick Jadot, député européen

On connaît la suite. « Le détricotage du Grenelle est spectaculaire, admet Yannick Jadot. L’environnement n’est plus au cœur des préoccupations. L’élan s’est brisé après l’échec du sommet de Copenhague, en 2009. » Cette année-là, l’humanité a rendez-vous avec elle-même, mais se pose un lapin. Après moult négociations, tous les pays du monde se mettent d’accord pour ne prendre aucune décision. « Sarkozy est parti là-bas en croyant qu’il allait sauver le climat, raconte Yannick Jadot. Et puis, il s’est aperçu que c’était un peu plus compliqué que prévu. » Sans blague ?

Pragmatisme électoral

Pour sa défense, précisons que le président est secondé par un Premier ministre, François Fillon, ostensiblement antiécolo. Christine Lagarde n’est pas non plus une Khmère verte. Eric Besson ne souffre pas la verdure. Et la gauche ne vaut pas mieux. « Si vous comptez le Parlement, le Sénat et le gouvernement, il y a vingt-cinq hommes politiques qui s’intéressent à l’environnement en France, dix à droite, quinze à gauche », analyse Pascal Canfin, député européen pour Europe Ecologie. Sur presque mille représentants. Dans ce désert vert, Nicolas Sarkozy insiste, moins par passion environnementale que par pragmatisme électoral. Et puis, badaboum, la claque des élections régionales de 2010 infirme sa stratégie. « Sarkozy se retrouve dans une position simple : il a emmerdé ses amis pendant des mois avec l’environnement et il n’a pas gagné une seule voix », décrypte Yannick Jadot.

Quatre ans après le Grenelle,
la France reste le pays d’Europe le plus nucléarisé

Un an plus tard, les ONG écologistes sont vertes de rage. FNE (France nature environnement), un groupe de trois mille associations subventionnées par l’Etat et structurellement peu enclines à rugir, s’est même payé une campagne de pub retentissante dans le métro parisien, dénonçant les pollutions diverses et variées dont regorge notre beau pays. Le ministère de l’Ecologie, numéro deux du gouvernement voilà un an, est redevenu un strapontin de la parole, malgré la pugnacité de NKM. Eric Besson a repris l’Energie en main et ne cache pas ses amours nucléaires. Bref, quatre ans après le Grenelle, la France reste le pays d’Europe le plus nucléarisé, celui qui a la plus forte densité d’autoroutes, qui utilise le plus de pesticides et dont le taux d’incinération des déchets est le plus élevé. En outre, elle laisse passer les marchés fabuleux de l’énergie solaire, quand la Corée du Sud, la Chine,l’Allemagne ou les Etats-Unis misent des sommes gigantesques dessus. Où est le problème ?

Lobbying survolté d’EDF

« C’est la crise ! », hululent les politiques pour se dédouaner. A gauche, on crie à l’urgence sociale. A droite, à la compétitivité des entreprises. « La crise économique est un prétexte, répond le député européen Pascal Canfin. L’environnement n’est pas un luxe, mais une chance pour s’en sortir, il crée des emplois, il donne du pouvoir d’achat. Le vrai problème, c’est que les énergies nouvelles s’attaquent à des rentes. Ceux qui dominent font tout pour que rien ne bouge. »

“La crise écologique est masquée par
la crise économique alors que les deux sont liées.”
Dominique Bourg, philosophe

Comment ? Des rentes énergétiques dans la France révolutionnaire du Grenelle ? « Chaque kilowattheure et chaque litre d’essence économisé, c’est moins d’argent dans le chiffre d’affaires d’Areva ou de Total, explique Yannick Jadot. Et ça, dans la mise en place d’une politique de sobriété et de diversification énergétique, ça pèse des tonnes ! Le lobbying survolté d’EDF pour que les normes d’isolation du bâtiment ne soient pas trop contraignantes est énorme », poursuit Pascal Canfin. Le lobbying des climato-sceptiques, mené par Claude Allègre, a aussi parfaitement fonctionné. Selon un sondage de l’Ademe, 80 % des Français pensaient, en 2009, que le réchauffement climatique était lié aux activités humaines. Ils ne sont plus que 65 % à en être convaincus en 2010.

Défense de rentes, collusions politico-économiques, erreurs de stratégies manifestes, voilà, entre autres, ce qu’a mis en lumière le Grenelle de l’environnement. « Le pire, se désole le philosophe Dominique Bourg, c’est que la crise écologique est masquée par la crise économique alors que les deux sont liées directement. Le prix des matières premières, des denrées fondamentales, du baril du pétrole : tout est lié à la raréfaction des ressources. »

Au nom de l’économie, la France ignore cet environnement, qui est pourtant une des causes de ses tourments. Elle hypothèque ainsi son avenir économique. D’autres pays sont plus pragmatiques. De retour de voyage, Pascal Canfin n’a entendu parler que de constructions vertes, de changement de modèle énergique et du développement des technologies vertes. En Allemagne ? Non, en Chine.

Nicolas Delesalle

Télérama n° 3195
Publié le