Quelques idées reçues sur l’asile
Par nicole rouaire le jeudi 6 février 2014, 08:00 - Actu - Lien permanent
Tribune du 29 janvier 2014 dans Libération de Didier Fassin, Professeur à l'Institute for advanced study de Princeton
Annoncée au début de l’été par le ministre de l’Intérieur et préparée par deux parlementaires en concertation avec les institutions et associations concernées, une réforme de l’asile sera prochainement présentée par le gouvernement. Elle est nécessaire, tant le dispositif actuel souffre de carences préjudiciables aux requérants, et elle est bienvenue si elle tient compte de l’expérience de l’ensemble des acteurs. Sans préjuger de propositions encore en discussion, il est essentiel, dans un contexte où l’asile fait souvent l’objet de discours aussi péremptoires que mal informés, d’en rappeler les enjeux et d’en réfuter quelques idées reçues.
L’asile est l’une des institutions les plus anciennes puisqu’on en fait remonter l’origine à l’asulon grec et à l’asylum romain, mais il n’a commencé qu’au XXe siècle à faire l’objet d’une régulation internationale, culminant avec la signature de la convention de Genève sur les réfugiés en 1951. Encore ne concernait-il alors que les Européens, puisque c’est le protocole de New York qui, en 1967, a étendu l’application à l’ensemble de la planète. Il s’agit d’assurer à toute personne «craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques» une protection dans le pays où elle cherche refuge. L’asile n’est donc pas une faveur mais un droit qui implique en retour des obligations pour celles et ceux à qui on l’accorde.
Au milieu des années 70, en France, sur dix demandeurs, neuf l’obtenaient après examen de leur dossier par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Trois décennies plus tard, c’était le cas pour moins de un sur dix.
Entre-temps, l’immigration était devenue une question centrale dans le débat public, faisant l’objet de politiques toujours plus restrictives, et le thème des «faux réfugiés» s’était banalisé, jetant un discrédit durable sur les demandeurs d’asile, suspectés de vouloir profiter d’un statut avantageux alors qu’ils seraient en fait des migrants économiques. Ce qu’on appelle la crise de l’asile est donc, pour les uns, le dévoiement d’un droit à la protection, dont abuserait la majorité des requérants, et pour les autres, le recul de ce droit, qui serait désormais subordonné au contrôle de l’immigration. Qu’en est-il ?
Première idée reçue : la baisse de la proportion des demandeurs auxquels on octroie l’asile est la conséquence de l’augmentation du nombre de requérants, à cause de l’afflux de faux réfugiés. Il est certes avéré qu’à partir de la fin des années 70, tandis que les portes de l’immigration se ferment, la quantité de dossiers déposés s’accroît. Jusqu’alors, la plupart des personnes susceptibles de demander une protection se contentaient d’un contrat de travail qui leur valait titre de séjour en leur épargnant le parcours bureaucratique de l’asile. La progression du nombre de demandeurs n’est toutefois pas corrélée à la chute de la proportion d’obtentions de l’asile à l’Ofpra. Durant la décennie 1980, on a 29 400 requérants par an pour un taux moyen de reconnaissance de 55%. Pendant les années 90, alors que le chiffre des demandes est presque inchangé, soit 29 700, la proportion de statuts obtenus est déjà tombée à 21%. La décennie suivante connaît une augmentation modérée avec 39 300 dossiers, pour une chute du taux moyen plus marquée, à 12%. En réalité, plus qu’une évolution quantitative, c’est un changement qualitatif qui est intervenu, dans le regard porté sur les demandeurs d’asile. Dans les années 70, les réfugiés fuyant les dictatures d’Amérique latine semblaient dignes d’admiration, tandis que les boat people, victimes du communisme en Asie du Sud-Est, suscitaient la compassion.
Bien qu’aujourd’hui la répression contre les militants des droits de l’homme tchétchènes, sous la dictature de Kadyrov, ne soit pas moindre que celle contre les opposants chiliens, hier persécutés par Pinochet, et que le sort des habitants de l’est de la république démocratique du Congo où la guerre a fait entre un et trois millions de morts ne soit guère meilleur que celui des Vietnamiens trois décennies plus tôt, Tchétchènes et Congolais sont, pour près de neuf sur dix d’entre eux, déboutés par l’Ofpra.
La crise libyenne a révélé au grand jour les contradictions de la politique de l’asile, puisque le gouvernement français menait une campagne militaire contre le régime de Kadhafi au nom de la protection des populations menacées de massacres, mais refusait aux quelques centaines de personnes fuyant ces combats la possibilité de déposer un dossier pour obtenir un statut de réfugié. C’est moins la situation des demandeurs d’asile qui a changé au cours des dernières décennies que la manière dont on les considère.
Deuxième idée reçue : la preuve que la majorité des requérants sont des faux réfugiés, c’est que l’Ofpra en déboute neuf sur dix et que la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), qui réexamine les dossiers en appel, en rejette quatre sur cinq. Ce raisonnement suppose que les officiers de l’Ofpra et les magistrats de la CNDA ne se trompent pas dans leur évaluation des demandes, accordent l’asile aux vrais réfugiés et le refusent aux faux. Or, quels que soient les détails apportés dans les récits des requérants, les documents fournis à l’appui de leurs demandes, voire les certificats médicaux et psychologiques attestant les séquelles de leurs persécutions, nul ne peut avoir une certitude absolue sur la véracité des faits allégués. Comme le disent les agents eux-mêmes, c’est au bout du compte leur intime conviction qui les guide. Non seulement, elle a beaucoup évolué dans le temps, conduisant désormais à rejeter la plupart des demandes quand presque toutes étaient naguère évaluées favorablement, mais fait plus troublant, d’importantes variations existent dans les décisions en fonction de celui ou celle qui les prend. Dans une enquête, que nous avons réalisée à la CNDA sur un échantillon de formations de jugement, les taux de reconnaissance allaient de 8% à 36%, et les écarts seraient encore plus grands si on considérait la totalité des magistrats. A cet égard, une étude conduite aux Etats-Unis sur 300 000 dossiers donne des résultats édifiants, avec des proportions de rejets allant de 9,8% à 96,7% en fonction du juge.
Ces différences sont-elles liées à l’origine des demandeurs ? Il n’en est rien, et pour une nationalité donnée, les disparités sont tout aussi manifestes : signe de cet arbitraire, les refus vont de 7% à 95% pour les Chinois et de 2% à 96% pour les Colombiens. Les chiffres résultant du travail de l’Ofpra et de la CNDA n’indiquent donc pas la part des faux réfugiés, mais reflètent la manière plus ou moins suspicieuse dont les magistrats interprètent les preuves qui leur sont données.
Troisième idée reçue : la France ne peut pas prendre en charge toute la misère du monde. En réalité, sur les 15 millions de réfugiés dans le monde, les quatre cinquièmes se trouvent dans les pays voisins. Le Pakistan en compte 1,7 million, l’Iran près de 900 000, le Kenya 560 000, alors que la France assure la protection de 160 000. Un seul pays occidental figure parmi les dix nations les plus accueillantes : l’Allemagne. Sur les 2 millions de réfugiés syriens, le président de la République s’est dit prêt à en recevoir 500, quand le Liban en a plus de 700 000 sur son territoire et la Turquie près de 500 000. L’effort de la France reste donc remarquablement modeste au regard des besoins internationaux de protection.
Au moment où se prépare une réforme cruciale de l’asile, il importe que ministres, parlementaires, citoyens qui vont en débattre, le fassent non en se fondant sur des idées fausses qui servent depuis plusieurs décennies à justifier la baisse de la reconnaissance du statut de réfugié, mais sur la simple vérité des faits.
Commentaires
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