Je suis à l’origine d’Utopia avec deux ou trois autres, et j’en suis aujourd’hui co-responsable. Dans les années 70, j’étais infirmière en psychiatrie, Michel était étudiant en histoire, petit Robert mettait des truffes en boite, Alain bossait dans une imprimerie… Dans mon boulot, j’étais constamment enfermée avec la souffrance des autres et elle me semblait sans issue : je ne soignais pas ! je gardais des personnes privées de liberté et d’avenir. L’hôpital, à ce moment là , c’était encore l’asile. Le cinéma était ma seule ouverture sur le monde. Je n’étais jamais sortie des Bouches du Rhône… mais par le cinéma, je voyageais dans la planète entière, je plongeais dans mille vies, je faisais de fabuleuses rencontres… je dévorais plein de films et dans les années 70, Dieu sait que le monde remuait partout, le cinéma vivait, vibrait d’une foultitude de révoltes, d’espoirs multiples, de refus de l’ordre établi… c’est le cinéma qui nous a donné l’envie et la force de bouger, de prendre le large, le désir d’un dialogue constant avec d’autres, d’actions partagées, c’est le cinéma qui nous a donné le goût de l’utopie.
J’ai quitté l’hôpital et avec mes copains on a installé un projecteur dans une salle de patronage et c’est comme ça que tout a commencé. On a créé les statuts d’une première association où le cinéma était défini « comme source de stimulation pour l’intelligence et le coeur, comme moyen de lutter contre l’ignorance qui conduit aux pires ostracismes »… tout un programme et l’histoire d’Utopia a été définitivement marquée par ces origines là .
Il n’est pas rare qu’un spectateur, agacé par nos éditos ou nos choix, nous interpelle : ce n’est pas le rôle d’un cinéma de prendre partie, de s’engager, ne devrions nous pas rester neutres… Mais alors à quoi servirait le cinéma, à quoi servirait la culture, à quoi servirait l’éducation s’ils n’étaient les moyens de s’affronter au monde, de le remettre constamment en question et de constamment le parfaire ? Utopia n’existe pas, c’est un pays éternellement en construction, un idéal vers lequel on tend, on aspire… mais qu’on n’atteint jamais.
J’étais à Cannes la semaine dernière avec toute une bande venue de tous les Utopia.
C’est un drôle de moment Cannes. Derrière les paillettes et le glamour qui inondent les médias, il y a les films : en une semaine, des images venues de toute la planète vous déboulent dessus vous dessinent tout à coup un état des lieux du monde. De la Bolivie au coin le plus reculé de l’Europe, de l’Afrique à l’Italie, en passant par les USA… et sans qu’il y ait de concertation entre tous ces réalisateurs venus du monde entier, on réalise que les problèmes dont on débat ici, à Tournefeuille, à Colomiers préoccupent la planète entière : partout on voit que le lien social se délite, que le niveau culturel s’affaisse, que les conditions de vie se dégradent, que les gamins sont paumés, que les services publics sont ravagés, que l’environnement part en couille, que la barbarie et les rapports de violence prennent le pas sur la raison, que le chacun pour soi et les maffias progressent… les drogues et les trafics de toutes sortes sont omniprésents, la faim, les problèmes de survie… Mais tous, tous, sont en quête d’utopie…
Tout est dans tout et les problèmes qui se retrouvent dans le cinéma et dans le système qui le fabrique sont le miroir des problèmes de tous les secteurs de la société : Cannes ce sont des professionnels du monde entier qui se rencontrent, des politiques, des institutionnels, ceux qui définissent la politique de l’Europe… La guerre économique fait rage et là encore, c’est l’inquiétude qui domine, les relations sont des plus tendues entre producteurs, distributeurs, chaînes Télé, exploitants… tous ne savent plus par quel bout prendre les choses.
Et des petites voix s’élèvent : le numérique n’est il pas un danger pour la diversité culturelle ? Ne s’est-on pas assez méfiés de ce qui risque de s’avérer être d’abord un moyen de contrôle du marché par une poignée de « majors » ? Hadopi, la chronologie des médias, la Và D, le financement des films… autant de sujets de guéguerres sanglantes bien loin du glamour affiché. Du côté de l’Europe, le bilan n’est pas vraiment brillant.
Il y a quelques années, inquiets de l’incapacité des institutions européennes à  prendre une saine distance vis à vis du «marché » et de « l’industrie » nous avions interpellé Viviane Reading, commissaire européenne, qui nous avait confirmé qu’en effet, elle le déplorait, mais la culture n’était pas la priorité de l’Europe. Aujourd’hui la Commission européenne s’inquiète du manque de cohésion culturelle, du déficit culturel qui affecte tous les secteurs de l’audiovisuel suggère une augmentation du budget, la création d’un fonds de garantie… mais le problème est structurel et de commissions en colloques, portés par des responsables européens préoccupés surtout de leur propre carrière, on tourne en rond faute de poser les problèmes de fond : les médias, la culture, le cinéma sont ils des moyens de soumettre les peuples ou peuvent ils encore être lieu de subversion et donc de mouvement ? N’est-ce pas l’ensemble du système qu’il faudrait revoir, mais qui pourrait s’opposer aux lobbies, au marché, aux politiques en place sans se faire laminer.
Aviva Silver, responsable du programme Média déclare qu’il faut s’attendre à la disparition d’environ 10 000 écrans dans l’Europe entière, 30 à 40% des emplois seront supprimés dans celles qui restent… et loin de remettre en question le système qui a conduit à cet appauvrissement culturel, à ce renforcement de la concentration économique, faute d’inventer des mesures intelligentes qui permettraient de ranimer la « diversité culturelle » en péril on s’apprête à poser quelques rustines: l’Europe ne pourra rien faire d’autre que tenter de « freiner cette catastrophe » dit Aviva Silver et prévoit d’aider une centaine de salles en plus des cent déjà aidées l’an dernier…
Dans le microcosme cannois comme ailleurs, on voit bien ce qui se dessine: il n’y a rien à attendre du marché, rien à attendre des politiques en place… s’il reste un espoir quelque part, il vient des marges, des minoritaires, des résistants, des réalisateurs comme Ken Loach qui continuent à tracer leur sillon quoi qu’il arrive… on le sait depuis toujours : si depuis l’ouverture d’Utopia à Tournefeuille, des liens se sont immédiatement tissés entre le petit ciné et les AMAP, c’est parce qu’on avait réciproquement pris conscience que les problèmes de l’agriculture, sont les mêmes que ceux de la culture, si on comprend si bien ceux qui luttent contre l’implantation du Centre Commercial des Portes de Gascogne, c’est parce que leur lutte est la réplique de celles qui se mènent dans le cinéma, et si on s’entend si bien avec Refalo c’est qu’on a aussi compris que la machine à décerveler se met en place dès l’école et que là comme ailleurs, un homme qui réfléchit et résiste est précieux, immensément utile et nécessaire.
Si nous sommes tous là rassemblés, c’est qu’au fond on a tous compris la même chose : il n’y a rien à espérer d’un système qui est en train de s’auto détruire, la bête est trop lourde et trop conne pour freiner et on voit mal, sauf catastrophe, ce qui pourrait l’empêcher de continuer sa course.
La situation est grave, certes, mais il reste un espoir : il est dans la somme de nos réflexions individuelles, dans la somme de nos résistances, dans notre capacité à insuffler aux générations futures le désir d’utopie qui nous fait tous bouger, dans notre capacité collective à faire pression, à ne jamais baisser la garde, à tisser des liens entre toutes les résistances. Certes, il faut renouveler le personnel politique, élire des personnes qui n’ont pas déjà été vampirisés par la machine politique, renouveler les cadres et ce sera déjà un pas en avant… mais il faudra aller plus loin et continuer au delà des élections à rester mobilisés, renforcer les liens avec tous ceux qui, à gauche pensent et résistent, oublier ce qui nous divise, démêler ce qui est essentiel de ce qui ne l’est pas… Tout ça commence par la réflexion, l’éducation, par la culture.
Pour ce qui concerne le cinéma, qui me concerne personnellement, peut-être là comme ailleurs faut-il commencer par interpeller les politiques publiques et les écologistes ici comme ailleurs ont un rôle essentiel à jouer : quel cinéma, quelle culture, pour qui pour quoi… y a t il une autre voie à trouver, entre soumission au marché et assistanat public chronique qui peut s’avérer tout aussi réducteur de diversité, y a-t-il d’autres méthodes à inventer qui ouvriraient à plus de subversion peut-être, plus de contestation, plus de vitalité… Réfléchir c’est commencer à désobéir… mais n’est-ce pas par là que tout commence ?…