Pilule : enquête sur ces médecins liés aux laboratoires

La polémique enfle sur la dangerosité des pilules de 3e et 4e génération. Après la révélation par Le Monde daté du 15 décembre 2012, d’une première plainte au pénal déposée en France par Marion Larat, une jeune femme demeurée handicapée après un accident vasculaire cérébral qu’elle impute à la prise de sa pilule, les questions se multiplient. Dès 1995, les études scientifiques ont établi l’accentuation du risque thromboembolique veineux de ces contraceptifs oraux récents par rapport à leurs prédécesseurs de 2e génération. Et depuis 2007, la Haute autorité de santé recommande aux médecins de ne plus prescrire les pilules de 3e génération aux nouvelles utilisatrices en première intention. Recommandation restée largement lettre morte. Nous avons cherché à savoir pourquoi.

C’est un puissant et rassurant bruit de fond qui n’a jamais cessé. Pourquoi les médecins ont-ils continué de prescrire à la moitié de leurs jeunes patientes des pilules de troisième et quatrième génération, en dépit des recommandations contraires de la Haute Autorité de santé (HAS) depuis 2007 ? Sans doute parce que les alertes sur la dangerosité de ces contraceptifs ont été couvertes par une autre musique, omniprésente : le discours des gynécologues les plus médiatiques de France.

Ces experts qui, à la télévision comme dans les revues médicales, congrès ou journées de formation continue, n’ont cessé d’assurer que les pilules de 3e et 4e génération présentaient moins d’effets secondaires que les précédentes, et étaient mieux tolérées par les femmes. Ces leaders d’opinion qui n’évoquaient les risques que pour les minimiser et jamais ne rappelaient la nécessité de renoncer à toute prescription en première intention.

1,7 million de femmes utilisent une pilule de 3e ou 4e génération.

Contre l’avis de la HAS, et contre la littérature scientifique, qui n’a jamais apporté la preuve de bénéfices supplémentaires mais bien celle d’un surcroît de risques thromboemboliques veineux par rapport aux contraceptifs oraux plus anciens.

Le professeur Israël Nisand, responsable du pôle de gynécologie-obstétrique au CHU de Strasbourg, est sans doute le plus exposé de ces experts ès contraception. Le 9 février 2011, il coanime une conférence de presse des laboratoires Effik présentant un sondage sur la pilule, reprise dans toute la presse. « Les pilules de 3e génération contiennent un progestatif  « plus puissant » qui permet de diminuer les doses d’œstrogènes, d’où « une tolérance meilleure », a expliqué le docteur Nisand », rapporte alors l’AFP.

Un an auparavant, lors de l’annonce par Effik du remboursement de la première pilule de 3e génération microdosée, le Pr Nisand se félicitait d’un « vrai bénéfice pour les femmes », dans un communiqué de la firme. Qui citait également Brigitte Letombe, gynécologue au CHRU de Lille, alors présidente de la Fédération nationale des collèges de gynécologie médicale (FNCGM), réjouie de ce remboursement attendu « depuis plus de vingt ans ».

Tous deux ont rendu, en février 2012, un rapport officiel sur la contraception et l’avortement chez les jeunes filles (Et si on parlait de sexe à nos ados ?, Odile Jacob). Ils y pointaient les « avantages évidents pour les jeunes » des pilules de 3e génération et suggéraient de « remonter le courant de la désinformation ambiante » : « Les grands médias en rajoutent sur la nuisance possible des contraceptions hormonales (…). »

Six mois plus tard, en septembre 2012, le déremboursement programmé des pilules de 3e génération, qui renverrait les jeunes filles vers « les pilules vieilles de quarante ans », les désole. C’est un coup du gouvernement pour faire des économies sur le dos des femmes. Car « le service rendu était considérable », selon M. Nisand.

MONTÉE EN DÉFENSE

Depuis le 14 décembre 2012, et le premier dépôt de plainte en France contre une pilule de Bayer, certains de ces experts ont poursuivi sur leur lancée, montant en défense dans les médias. Non, les pilules de 3e et 4e génération ne sont pas si dangereuses que cela. Les accidents [1000 effets secondaires sévères en 2012 selon le patron de l’Agence du médicament] sont « extrêmement rares », martèle le professeur Nisand sur Europe 1, le 9 janvier : « Il y a des pilules de 2e génération qui ont quarante ans et qui sont bien plus risquées que les 3e génération. »

Marion Larat, la plaignante désormais handicapée, avait, selon lui, un terrain prédisposé, « elle aurait probablement fait son AVC aussi avec une pilule de 2e génération et encore plus avec une grossesse » (France Inter, 14 décembre). Il continue de douter du surcroît de risques thromboemboliques des pilules récentes. « Le niveau de preuve apporté par les études est insuffisant, assure-t-il au Monde, lundi 7 janvier. Et dans nos consultations, on a la démonstration que les femmes abandonnent moins ces pilules. » La preuve par l’expérience de terrain.

Les risques des pilules de 3e et 4e génération.

Brigitte Letombe, pour qui les accidents n’interviennent que « lorsqu’on est porteur de certaines mutations génétiques » (AFP, 2 janvier), pense que les études épidémiologiques se trompent. « On voit bien, dit-elle au Monde, que ces pilules de 3e génération ont moins d’effets secondaires. C’est un vécu professionnel que la recherche scientifique ne peut pas évaluer. » Quant aux risques, tout n’est qu’« interprétation hâtive de résultats qui n’ont rien de nouveau, et présentent des biais méthodologiques, auxquels s’ajoute la peur d’un effet Mediator ».

Son confrère Christian Jamin, gynécologue parisien, demeure tout aussi sceptique : le risque supplémentaire « est loin d’être admis par l’ensemble des spécialistes du monde entier » (France inter, 2 janvier). La moitié des patientes auxquelles il s’est résigné à prescrire des pilules de 2e génération reviennent en disant qu’elles préféraient les 3e. Alors « n’hésitons pas à changer pour quelque chose de mieux toléré ! ».

Même constance chez Sylvain Mimoun, gynéco-andrologue à l’hôpital Cochin. Les pilules récentes « moins androgéniques », présentent moins d’effets secondaires (Le Parisien, 17 décembre). « A titre personnel, confie-t-il au Monde, je ne pense pas qu’il faille affoler. »

CONTRE TOUTE ÉVIDENCE

Si ces experts très médiatiques persistent à nier l’évidence scientifique et à inciter au non-respect des recommandations de la HAS, ce serait parce « qu’ils sont payés par l’industrie pharmaceutique pour être ses porte-parole ». Voilà la conviction de Martine Hatchuel, coprésidente de l’Association nationale des centres d’interruption de grossesse et de contraception (Ancic), que partage le docteur Philippe Foucras, fondateur du Formindep, pour une information médicale indépendante : « Quand les leaders d’opinion expriment d’autres avis que ceux de la science, c’est souvent qu’ils sont influencés par les laboratoires qui les rémunèrent comme consultants. »

Le Monde a retracé l’activité récente de ces experts : il apparaît a minima qu’ils ont tissé des liens étroits avec les laboratoires. Israël Nisand, dont le nom est constamment associé à la communication des firmes Effik et HRA Pharma, revendique sereinement cette proximité. « J’ai des intérêts avec tous les laboratoires qui m’aident à organiser des congrès dans ma ville », a-t-il dit au congrès Infogyn 2012.

Et de nous expliquer que 25 laboratoires financent sa réunion annuelle de formation des gynécologues d’Alsace. Que lorsqu’il est expert invité à la conférence de presse d’Effik, on lui « rembourse l’après-midi ». « Je viens à Paris, je ne vais quand même pas le faire à mes frais ! » Qu’il animera en avril les « Samedis de la contraception » à Strasbourg, formation continue financée par les laboratoires – un mois après que Brigitte Letombe aura fait de même à Lille.

Dans son rapport sur la contraception, racontant ses discussions avec les industriels au sujet d’un éventuel « forfait contraception » pour les mineures, le professeur Nisand assume la stratégie commerciale dont il faciliterait le déploiement. En mettant entre les mains des toutes jeunes filles une pilule récente à 7 euros, les firmes, note-t-il, agiraient « par souci de santé publique, mais aussi pour la promotion de leur produit ainsi faite auprès de jeunes femmes peu tentées ultérieurement de changer une contraception qui les aura satisfaites dans leurs premières années de vie sexuelle ».

M. Nisand entretient des relations tout aussi étroites avec les laboratoires Nordic Pharma, qui produisent la Mifegyne (RU 486), pilule abortive. Il a animé en 2011 leur conférence de presse et colloque sur l’IVG, a établi le protocole de leur étude (Amaya) menée en centres d’orthogénie, avant de déclarer « Merci à Nordic d’avoir fait cette étude remarquable », qui montre une « formidable tolérance de l’IVG médicamenteuse » au congrès Infogyn de 2012. Et de défendre la pratique de l’IVG médicamenteuse jusqu’à 14 semaines d’aménorrhée, position en contradiction avec la HAS, qui recommande de s’arrêter à 9 semaines.

Sur la contraception d’urgence, il s’est rapproché de HRA Pharma qui commercialise la pilule du surlendemain, EllaOne. En 2009, il participait à un groupe d’experts (dont Brigitte Letombe) sur les oublis de pilule réuni par ce laboratoire, sous la houlette du docteur Christian Jamin. Groupe qui, en octobre 2011, a conclu ses travaux par une incitation à l’usage d’EllaOne dans une revue d’obstétrique. Il est aujourd’hui investigateur principal pour la France d’une étude HRA Pharma sur cette pilule.

De son côté, le docteur Jamin affirme « travailler avec à peu près tous les laboratoires qui œuvrent dans la contraception ». Il est notamment consultant ou membre d’un comité d’experts pour Bayer, Teva-Theramex, MSD, HRA-pharma, Effik.

Son confrère Sylvain Mimoun a déclaré des liens d’intérêt avec Teva-Theramex et Pfizer. Brigitte Letombe reconnaît de même travailler, ou avoir travaillé « avec tous les laboratoires de contraception ». Dans sa déclaration publique d’intérêts faite devant la HAS, elle cite Bayer, Codepharma, Theramex, HRA Pharma, Pierre Fabre, Organon, Sanofi (comme « communicante« ).

BOOSTER UNE CARRIÈRE

Les praticiens hospitaliers se défendent de tout profit personnel. Ils assurent renflouer ainsi les caisses des associations de service qu’ils créent pour financer tout ce que l’hôpital ne finance plus. Le professeur Nisand dispose de deux associations, qui correspondent aux deux pôles de gynécologie-obstétrique du CHU. « Tout l’argent gagné dans les travaux de recherche va à ces deux associations, il permet de payer des choses pour les femmes », plaide-t-il.

Les médecins du secteur privé, eux, obtiennent par exemple un petit coup de main des firmes pour monter le site Internet de leur cabinet médical… Tisser des relations étroites avec les firmes accélère indéniablement une carrière professionnelle et confère envergure, pouvoir et notoriété. C’est être invité à des congrès nationaux ou internationaux, dans les hôtels de Monaco ou Deauville. Se voir confier des études terminales précédant commercialisation. Accéder à des publications prestigieuses puisque l’on peut rendre compte de ces essais. Cautionner en tant qu’expert invité les conférences de presse des firmes lors de lancement de produits. Diffuser son savoir dans la formation continue, et s’en trouver rémunéré.

Comme lors des « Samedis de la contraception », ces journées de formation proposées gratuitement aux professionnels dans les grandes villes de France, organisées par les gynécologues Christian Jamin et David Elia. Ce dernier, qui a dispensé ou dispense ses conseils à 27 laboratoires, nous en détaille le modèle économique : « La journée est présidée par le patron du service gynécologique du CHU local et le médecin libéral leader de la région. Nous octroyons des stands aux laboratoires pour présenter leurs produits, qui sont fréquentés pendant les pauses. En échange ils financent l’organisation de la journée. »

Pas d’interférences pour autant avec la formation médicale dispensée, jure-t-il : « Je ne roule pas pour un laboratoire mais pour l’industrie en général. Participer aux projets des industriels, les aider à s’adresser aux médecins, permet de connaître de l’intérieur les laboratoires, leurs forces et faiblesses. » Dans le mois qui suit, les participants, dont les laboratoires obtiennent ainsi les coordonnées, sont relancés par des visiteurs médicaux. Et l’évolution de leurs prescriptions est scrutée.

Membre du Formindep, Françoise Tourmen, médecin, ancienne responsable de centre d’orthogénie, a vécu tout cela de près : « Le PDG de HRA Pharma est venu me voir, m’a mise en lien avec son service communication, a soutenu mon association. J’étais transformée en leader local d’opinion. Mon avis était sollicité pour des documents du labo. Je parlais aux journaux régionaux. Et je devais porter la bonne parole dans les organismes de formation continue. HRA Pharma travaille avec des sociétés de formation professionnelle pour médecins comme Preuves et pratiques. La firme vous fournit un diaporama expert reprenant intégralement ses messages, et vous paie 500 euros le quart d’heure pour le lire. » Le dernier diaporama reçu de Preuves et pratiques, en 2010, était signé Brigitte Letombe.

QUEL EST LE PROBLÈME ?

Lorsqu’on les interroge sur l’étanchéité entre leurs multiples liens d’intérêt et leur expression publique sur la pilule, ces leaders d’opinion s’offusquent, jusqu’à devenir agressifs pour certains. Ils s’estiment totalement indépendants. Sont persuadés de n’être en rien influençables. Travailler pour 25 laboratoires est une garantie d’indépendance, au moins ne sont-ils pas sous la coupe d’un seul, ajoutent certains.

« Le nœud du problème, actuellement, ce sont bien ces leaders d’opinion, analyse le docteur Foucras, fondateur du Formindep. L’induction de prescription liée à l’argument d’autorité : le généraliste copie les prescriptions du gynécologue qui copie celles du prestigieux leader en blouse blanche du CHU, qui est devenu un visiteur médical haut de gamme. D’un point de vue stratégique, pour les laboratoires, c’est parfait, il n’y en a qu’un à influencer qui influencera tous les autres, notamment via la formation continue, devenue cœur de cible de la stratégie d’influence des firmes. »

Un rapport 2007 de l’IGAS soulignait l’essoufflement du système des visiteurs médicaux, trop coûteux pour l’industrie, au profit d’une « recherche croissante par les laboratoires du soutien d’experts, des hospitalo-universitaires, des leaders d’opinion ». Bruno Toussaint, directeur éditorial de Prescrire, revue médicale indépendante, perçoit clairement le mécanisme général d’influence des firmes sur les prescripteurs « déjà révélé il y a deux ans par le Mediator ».

Pour faire des économies, les pouvoirs publics sous-traitent aux firmes la recherche clinique. Celles-ci, en finançant les essais, nouent des liens avec des experts, qui gagnent en notoriété puisqu’elles leur permettent d’accroître leur influence qui s’exerce dans la formation initiale à l’hôpital et à l’université, dans les congrès et la formation continue.

Les adjoints de ces leaders d’opinion n’ont pas été choisis pour leur esprit critique, les étudiants sont imprégnés du fonctionnement de ce petit milieu, la presse ne pose pas trop de questions dérangeantes.

Ces grands médecins qui tissent tant de liens avec les laboratoires sont-ils pour autant sous influence ? « On ne peut pas leur faire confiance, tranche M. Toussaint. L’expérience montre que plus les experts sont associés au développement d’un nouveau médicament, plus leur opinion sera favorable. »

LE COUP D’APRÈS

Les laboratoires, qui gardent le silence sur la polémique, sont passés à l’étape stratégique suivante. Désormais, ils promeuvent massivement les « pilules monophasiques à l’estradiol naturel », affichant sur leur publicité le visage radieux de jeunes femmes allongées dans l’herbe. Qlaira (de Bayer), arrivée sur le marché depuis 2009, et Zoely (Teva-Theramex), vendue depuis 2012, reprennent le rôle de la pilule miracle précédemment joué par celle de 4e génération, avec un bonus écologique dans l’air du temps.

La même mécanique se remet en route… Marketing forcené des laboratoires. Leaders d’opinion montant massivement en appui. Vidéos dithyrambiques sur le site des « Samedis de la contraception ». Déclarations des docteurs Nisand et Letombe, déjà convaincus que ces pilules dites naturelles ont « moins d’effets secondaires ».

Prescrire, pourtant, s’interrogeait déjà en décembre 2009, sur ces pilules à l’estradiol naturel : « Le profil d’effets indésirables reste mal connu malgré l’aspect « physiologique » de la composition. » Pourtant une fois encore, la parole des experts étouffe cette petite musique d’alerte.

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