CULTIVER LA BIODIVERSITE FRUITIERE : TOUT UN PROGRAMME

Réponse de Jacques Lamaud, membre des Croqueurs de Pommes de l’Ouest Limousin à la demande de Jean Lefèvre, président de l’association nationale Les Croqueurs de Pommes , 8 B rue des Noëls 10000 TROYES : « Comment refaire produire à des arboriculteurs professionnels 2 ou 3 variétés de pommes locales « méritantes » par région (ou autres fruits) ? »

Février 2012

La question est d’une importance stratégique pour la biodiversité cultivée puisqu’une pomme (ou un fruit) qui n’est plus commercialisée est inéluctablement vouée au mieux à la confidentialité, au pire à la disparition. Le problème c’est que la question est faussement simple et que la solution nécessite des changements lourds ! En effet :

  1. L’immense biodiversité cultivée que nous connaissions, en gros jusqu’à la 2ème guerre mondiale, était due au caractère local voire autarcique de l’économie agricole. Or ces deux caractéristiques ont volé en éclats avec l’industrialisation de l’agriculture et surtout de la distribution : l’apparition en 1963 en France du premier supermarché puis l’hégémonie des grandes centrales d’achat a imposé la standardisation, la monoproduction, la marketisation même sur les marchés de plein air. Ils ont quasiment imposé « le goût unique » et des standards d’apparence que n’ont pourtant pas réclamés les consommateurs. Il n’y a qu’à voir comment le public apprécie la multitude de « goûts nouveaux » des anciennes variétés dans les expositions-dégustations organisées par les Croqueurs pour bien mesurer la supercherie de nous avoir fait croire que le grand public « ne voulait plus qu’une douzaine de variétés au maximum. » Nous, les Croqueurs, voyons arriver des gens qui veulent des pommes plus acides ou plus molles ou plus parfumées ou plus tendres, ou plus dures, ou plus petites ou même plus farineuses (mais oui !) que ce qu’on leur propose sempiternellement dans les supermarchés. Il faut aussi compléter le tableau en signalant que les cantines scolaires ou les restaurants ne proposent plus que des fruits de variétés standards car ils n’arrivent pas à se procurer les autres : le consommateur est donc victime  d’éducation du goût «à l’envers» : on veut un consommateur docile qui 365 jours par an va demander la même pomme à laquelle on l’a désormais habitué.
  2. Les Croqueurs de Pommes en Limousin constatent combien il est souvent difficile de donner un nom aux variétés anciennes de pommes que nous apportent les gens dans les séances de détermination, et ce pour une raison simple : La biodiversité cultivée est en grande partie due à des pratiques naturelles d’agriculture : pour prendre l’exemple des pays de bocage dont le Limousin fait partie, c’est la nature qui crée les variétés nouvelles de fruits dans les haies, les délaissés, les clairières, les petites friches, grâce à des semis naturels. Autrefois, ces semis étaient favorisés d’ailleurs par une apiculture extraordinairement dynamique : jusqu’à la 2ème guerre mondiale, le Limousin exportait massivement des essaims et il n’y avait pas de village sans ruche… La recombinaison génétique entre variétés allait donc bon train. Il suffisait aux paysans de repérer ce que la nature avait créé et de propager ensuite par greffage la nouvelle variété, peu importe si elle « avait un nom ou pas » !

Aujourd’hui encore, et heureusement, le semis naturel, ça fonctionne encore : j’avais laissé pousser le long d’une clôture des pommiers sauvages aujourd’hui âgés d’une douzaine d’années… Le 23 décembre 2011, l’un d’entre eux portait encore des pommes que j’ai trouvées excellentes à mon goût, et comme elles sont très tardives, je les ai baptisées « Tardives du Colombier ». Ne cherchez pas dans les catalogues officiels, vous ne la trouverez pas ! Si j’avais bêtement passé les dessous des clôtures au désherbant, comme se plaisent à le faire « pour faire propre » certains de mes voisins, je n’aurais pas eu ce bonheur !

  1. Nous constatons aussi actuellement un extraordinaire engouement du public pour les jardins familiaux, les vergers d’amateurs et communaux, le commerce de proximité, le développement des paniers paysans, de magasins fermiers, de vente directe à la ferme, donc un retour à des vraies valeurs de terroir.

 

Il résulte de ce qui précède que la réponse à l’interrogation de Jean Lefèvre comporte selon moi au moins six points liés :

 

  1. Il est indispensable d’éviter les grandes surfaces pour l’achat de produits alimentaires. En revanche, il faut privilégier les formes de commerce favorisant les produits locaux : une pomme (ou un fruit) ça devrait toujours se goûter avant l’achat, ce qui est évidemment impossible à faire dans le « système supermarché ». Les paniers paysans, les magasins fermiers, les ventes directes à la ferme qui se développent fortement, sont de beaux exemples permettant d’écouler des dizaines de variétés différentes tout au long de l’année sans que le consommateur s’en plaigne, bien au contraire !
  2. Il faut se donner d’autres objectifs que de refaire produire 2 ou 3 variétés anciennes par région, ce qui à mon avis relève d’une logique consumériste déjà dépassée : ce n’est pas 2 ou 3 variétés par région qui doivent être proposées aux consommateurs, mais 30, 40 ou 50 ! Et la seule façon d’y arriver c’est de faire goûter et encore goûter lors de nos manifestations où on ne devrait jamais se contenter de seulement exposer les fruits !
  3. Il n’y a pas de variétés plus méritantes que d’autres : « le mauvais goût », c’est toujours celui des autres ! Tous les goûts sont dans la nature y compris la nature humaine ! Ce n’est pas parce que le plus grand nombre de personnes préfère telle ou telle variété que nous devons tomber dans le piège du goût unique : au contraire, le combat des Croqueurs ne prendra tout son sens que si nous faisons redécouvrir l’immense générosité et productivité de la nature qu’il suffit souvent d’entretenir en respectant les écosystèmes pour en tirer une juste rémunération (ou un échange équitable !) : ma modeste expérience d’ arboriculteur amateur depuis 20 ans (j’ai un verger de 60 pommiers de plein vent de 42 variétés différentes en zéro traitement –zéro pesticide) montre que des « paysans du weekend » peuvent désormais montrer la voie à des professionnels en recherche de diversification . Qui a dit que la spécialisation des professionnels était la seule voie possible de production si ce n’est les centrales d’achats et autres marchands de pesticides ? Je fais désormais fréquemment visiter mon verger à de jeunes agriculteurs qui vont s’installer en maraîchage ou en polyculture-élevage pour qu’ils se diversifient en pommes de plein vent bios dont le marché local (y compris cantines et restaurants) est très demandeur. Et je ne suis pas le seul : il n’y a qu’à voir par exemple le superbe verger bio de 2 hectares de Georges Toutain à Fontaine-la-Vaganne (Picardie) ou celui de Jean-Claude Chataur à Pandrignes en Corrèze qui n’ont aucun problème de débouchés !
  4. Nous devons nous opposer à toutes les tentatives de limiter la biodiversité cultivée : les catalogues officiels des variétés, les règlementations scandaleuses (interdiction de commercialiser des pommes en dessous d’un certain calibre ou présentant des défauts d’aspect, taxation des semences fermières – et pourquoi pas bientôt des variétés de pays, ou des greffons…) ne sont que des catastrophes pour la liberté et surtout pour l’avenir alimentaire de l’humanité . « Stabiliser une variété » comme disent les technocrates, c’est la tuer.

Car il est avant tout indispensable qu’une variété varie, c’est-à-dire qu’au sein d’une variété de population de pommiers (le « Court-Pendu Gris du Limousin » par exemple), des individus légèrement déviants de la norme s’expriment (en aspect, en goût, en précocité, en résistance à telle ou telle agression….). Le climat change très rapidement et les parasites évoluent à toute allure : entre les plantes et leurs parasites et maladies, c’est l’éternelle histoire des gendarmes et des voleurs : les uns doivent toujours chercher à s’adapter aux autres !

La pomme miracle bonne à tout faire et résistante à jamais à toutes les maladies est tout simplement impossible à trouver !

 

  1. Il faut relancer « la machine à créer la biodiversité » :
  • En encourageant une agriculture écologique et alternative, c’est-à-dire sans produits chimiques, ( vive le bio !) qui favorise les haies, les délaissés, les toutes petites friches, qui oblige à la rotation des cultures et permette le retour des adventices si nécessaires aux abeilles et autres prédateurs alliés de nos cultures, qui organise l’espace cultivé en mosaïque de territoires et à partir des semences et des fruits locaux : c’est parfaitement possible à grande échelle à la condition que les aides agricoles ( européennes mais aussi régionales) ne favorisent plus l’inverse de ce qui précède . En effet ne nous leurrons pas, un professionnel agricole ne se remettra à produire différemment que s’il y trouve un intérêt financier. Or actuellement, notre système de production et de distribution fait la guerre à la biodiversité et la règlementation officielle (et les subventions qui vont avec) sont totalement soumises aux lobbies de cette guerre.
  • En recréant partout où c’est possible des haies d’arbres fruitiers sauvages : en semant en grand nombre des pépins ou noyaux d’arbres fruitiers, par exemple sur une bande de terrain d’1 mètre de large, préalablement labouré et hersé. Une façon de faire efficace, rapide et bon marché consiste à épandre à l’automne du marc de pommes issu d’un pressoir à jus ; ce marc contient tellement de pépins qu’un seau de marc permet de faire germer 200 pépins au mètre carré dès le mois de mars. Une fois éclaircis –laisser entre 50 et 10 plants au m2- et arrosés pendant l’été, le semis devient pépinière. Il suffit de laisser faire la nature pour obtenir soit des jeunes arbres sauvages destinés à être greffés puis déplacés, soit une haie fruitière sauvage qui restera en place.

C’est ce que les Croqueurs de Pommes de l’Ouest Limousin ont commencé à faire pratiquer dans notre région en y associant des écoles élémentaires sous le nom d’ « Opération Racines » et qui concerne déjà une petite dizaine de communes de Haute-Vienne.

 

  1. Il importe donc enfin que nous en tirions aussi les conséquences sur le plan politique en faisant pression sur les candidats à tous les échelons de la démocratie électorale, en les obligeant à choisir leur camp : celui de l’intérêt général et des générations futures ou celui des lobbies productivistes , polluants et court-termistes ! Si toutes les aides publiques à l’agriculture étaient exclusivement réorientées vers les pratiques qui n’utilisent aucun produit chimique, nous aurions beaucoup moins de souci à nous faire pour l’avenir de la biodiversité !

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