Pascal Canfin “Des banques françaises parient sur le risque de faillite de la France… c’est délirant !”

Entretien

Télérama – Pascal Canfin “Des banques françaises parient sur le risque de faillite de la France… c’est délirant !”

A Bruxelles, cet élu Vert affronte les lobbies de la finance. Première victoire : l’interdiction de spéculer sur la dette des Etats européens.

Pascal Canfin, 37 ans, est un phénomène. Devant une crise financière qui n’en finit plus de dévaster l’Europe, il a choisi de se battre au cœur du système. Elu en 2009 au Parlement européen sur la liste Europe écologie, membre de la Commission des affaires économiques et monétaires, il a obtenu l’interdiction des « CDS à nu » – un produit financier toxique qui permet de spéculer contre les Etats. Il avait auparavant bataillé contre les bonus bancaires. Il est à l’origine de la création de Finance Watch, ONG qui tente de contrecarrer le lobbying de la finance. La semaine prochaine, ce jeune stratège de l’action politique, de la négociation acharnée, publie un petit bouquin pédagogique au titre implacable : Tout ce que les banques vous disent et pourquoi il ne faut presque jamais les croire…

C’est un titre provocateur, non ?
Pas vraiment ! A la Commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen, je dois négocier les textes qui réglementent, ou qui justement ne réglementent pas assez, la finance : banques, Bourses, fonds spéculatifs, agences de notation… Ce dont je me suis aperçu, c’est que les lobbies bancaires, très présents à Bruxelles comme chacun sait, utilisent une dizaine d’arguments : « Nous ne sommes pas responsables de la crise de la zone euro », « Les banques n’ont rien coûté aux contribuables », « Nous ne spéculons pas contre les Etats »… Je déconstruis ces arguments un à un. Par ailleurs, je montre comment se passent les négociations européennes, ce que défend vraiment la France, loin des discours sur la moralisation du capitalisme.

Vous abordez évidemment le cas des agences de notation, au cœur de l’actualité récente…
Sur les agences, l’argument des lobbies, c’est : « Elles ne sont qu’un thermomètre, et ce n’est pas en cassant le thermomètre qu’on va réduire la fièvre. » Faux ! Les agences utilisent des indicateurs qui sont des thermomètres – taux d’endettement, inflation, déficit public… -, mais elles se posent en médecin car elles établissent un diagnostic – en évaluant par exemple le risque à acheter une obligation. Puis elles préconisent. Or on peut s’interroger sur les préconisations faites par les deux analystes de Standard and Poor’s qui travaillent sur la France : ont-ils une compétence et une légitimité particulières pour juger de l’âge de la retraite dans notre pays ? Quand on regarde le bilan de ces agences sur les évaluations du risque des subprimes, ou sur l’Islande, notée AAA quelques jours avant son implosion, on se doit de vouloir interdire à ces médecins de rédiger des ordonnances. Une agence évalue le risque, c’est tout. Ce n’est pas à elle, en démocratie, de préconiser des politiques.

N’avoir pas soulevé le lièvre des subprimes, était-ce vraiment une « erreur » de la part des agences ?
Vous soulignez la question des conflits d’intérêt. Celui qui crée un produit financier et l’expose aux agences de notation pour qu’elles l’évaluent est aussi celui qui rémunère ces agences ! C’était le cas pour les subprimes. Un peu comme si l’élève qui passe le bac payait le prof qui le note. Il faut donc mettre un terme à cette pratique.

Face à une Europe au bord du gouffre, la question des agences de notation ne devient-elle pas secondaire ?
On ne sortira pas de cette crise avec une seule mesure. Pour nous, écologistes, la crise a trois dimensions : elle est d’abord la crise du néolibéralisme – affaiblissement des Etats, compression des revenus du travail. Elle est aussi celle du productivisme, qui se heurte aux limites physiques de la planète ; ce n’est pas un hasard si l’effondrement des subprimes s’est produit lorsque les ménages américains, surendettés pour devenir propriétaires, ont subi le contrecoup de l’explosion historique du prix du pétrole. Nous n’aurons plus jamais un pétrole bon marché. Le troisième aspect, c’est la spéculation financière, que plus rien n’arrête.

La crise des subprimes a démarré en 2007, cela fait cinq ans ! Pourquoi n’a t-on presque rien fait ?
Je ne veux pas politiser le débat à outrance, mais vingt-cinq Etats sur les vingt-sept de l’Union européenne sont gouvernés par la droite libérale ou conservatrice. Cette famille politique n’a pas su ou pas voulu prendre les bonnes décisions pour empêcher la spéculation, mutualiser les dettes…

Mais quand un Tony Blair développe la City, qu’un Zapatero laisse filer une bulle immobilière, c’est la même politique, non ?
C’est vrai, les socialistes au pouvoir en Espagne et au Royaume-Uni ont mené sur ce point une politique pas très différente de celle de la droite. En France, c’est quand même Nicolas Sarkozy qui imaginait en 2007 introduire le crédit hypothécaire qui permet de gager un nouveau crédit à partir des remboursements déjà effectués. Il voulait importer en France un modèle américain qui était en train d’exploser !

Quelles sont les mesures d’urgence pour reprendre le contrôle de la finance ?
Il y en a trois. Tout d’abord, considérer la partie des dettes publiques européennes nées de la crise depuis 2008 comme une sorte de dette de guerre, et la rééchelonner sur vingt ou trente ans. Après tout, l’Allemagne a fini de payer sa dette de guerre il y a quelques années seulement ! Ce surcroît de dette, les Etats européens ne l’ont pas accumulé parce qu’ils sont subitement devenus plus dispendieux, qu’ils ont embauché des millions de fonctionnaires, mais parce qu’ils sont intervenus pour sauver les banques et l’économie ! Il faut donc isoler la dette née de ce sauvetage, ce qui diminuerait la charge des remboursements. Et on pourrait ainsi, tout en réduisant progressivement les déficits publics, relancer les investissements, notamment ceux, indispensables, de la révolution écologique.

La deuxième mesure ?
Il faut que la BCE puisse acheter davantage de dette publique qu’elle ne le fait aujourd’hui, mais pas toute la nouvelle dette émise en 2012 – 800 milliards d’euros -, car cela entraînerait une trop grande création monétaire et un risque d’inflation. Trouvons un juste milieu. La troisième réforme essentielle étant de mettre fin à la spéculation sur les Etats. On vient de faire un pas dans ce sens, et c’est une grande victoire du Parlement européen : en novembre 2012 seront interdits les « CDS à nu ».

 

Les « CDS à nu »?
Les CDS sont des contrats d’assurance sur des actions ou des obligations, pour se prémunir des risques d’impayés. Ils sont dits « à nu » quand on achète ces contrats sans détenir le titre financier qui justifie cette assurance : par exemple, on s’assure contre le risque de faillite d’un Etat alors qu’on ne détient pas une seule obligation de cet Etat. Cela crée de l’inquiétude sur cet Etat : un peu comme si l’on assurait la maison d’un voisin, qui pourrait bien brûler… On se débrouille pour qu’elle brûle : il suffit de vendre des obligations de ce pays, obligations qu’on ne possède toujours pas, mais qu’on s’engage à livrer à une date ultérieure. Quand on pourra les acheter à un cours plus bas… Et c’est ainsi qu’on gagne sur les deux tableaux, et ruine un pays. La Grèce, par exemple. Il a fallu attendre la crise suivante, celle de l’Italie, pour s’en inquiéter ; l’interdiction de ces « CDS à nu » n’interviendra qu’en novembre prochain. N’est-ce pas trop tard ?
J’étais le responsable de ces négociations. Seuls deux Etats y étaient au départ favorables, l’Allemagne et l’Autriche. On a parcouru du chemin, on a convaincu… C’est le temps de la négociation européenne.

C’est votre principale victoire ?
Oui, et l’Europe est aujourd’hui en pointe sur cette question. Je suis aussi fier d’avoir créé Finance Watch. Enfin, nous avons avancé sur les bonus (primes liées aux performances des financiers). Nous avons obtenu deux choses : une part du bonus est désormais versée en actions, et non en cash. Résultat : les traders BNP ou Société générale qui ont obtenu des bonus en 2011 détiennent des actions qui ont perdu 50 % de leur valeur. Deuxième chose, ils doivent conserver leurs bonus pendant trois ans : ce qu’ils ont gagné une année en prenant des risques peut se révéler une perte l’année suivante, leur bonus est amputé de cette perte. Nous voulions aussi que le bonus ne puisse excéder le salaire fixe – aujourd’hui, il peut représenter jusqu’à dix fois le salaire ! Mais nous avons perdu, car aucun Etat n’était prêt à soutenir cette mesure. Alors quand je compare les discours de Nicolas Sarkozy sur la moralisation du capitalisme et la réalité des positions défendues par la France, je vois un monument d’hypocrisie. La France n’a même pas soutenu l’idée d’un rapport « équilibré » entre le salaire et le bonus. Ce qui a permis à un Baudouin Prot, alors pdg de la BNP, de toucher en 2011 un bonus cinq fois supérieur à son fixe. Ces choses doivent être connues.

Vous évoquez les filiales des banques françaises dans les paradis fiscaux, territoires à la fiscalité basse et opaque. BNP Paribas en avait cent quatre-vingt-dix en 2009, elle n’en a fermé que six au Panamá et aux Bahamas ! Pourquoi ces informations ne passent pas ?
Les médias ne s’y intéressent pas assez. L’argument des journalistes : la finance, c’est compliqué, c’est froid, ça n’intéresse personne. Moi, je prétends qu’on peut décrire, de façon pédagogique, des faits qui mettent en lumière la responsabilité des uns et des autres. Il y a une demande de transparence, mais aussi de réglementation, de reprise en main, y compris chez des gens qui se définissent comme de droite. Parce qu’ils en ont assez de voir des choses scandaleuses se poursuivre, alors qu’une grande partie de la crise vient du monde financier.

La connivence des politiques et de la finance, que vous exposez, ne la retrouve-t-on pas dans certains médias, avec des éditorialistes vedettes qui diffusent la vulgate des milieux financiers ?
Oui, mais cette dimension idéologique se fond dans un ensemble de causes : fausse technicité, refus des financiers de débattre sur la place publique, risques de rétorsion sur la publicité dans les médias…

Qui connaît Newedge, la filiale commune de la Société générale et du Crédit agricole pour les fonds spéculatifs ? Vous soulignez pourtant que, sur le site de Newedge, on peut lire qu’en cas de problèmes liés à son activité, cette filiale pourra compter sur le soutien du grand groupe bancaire auquel elle est adossée, groupe que l’Etat français ne laissera jamais tomber…
Oui, ça revient à dire : « Prenez des risques, mes amis, au final le contribuable français sera toujours là »… Des banquiers me disent en off : « On sait que l’on sera toujours sauvé ». J’apprends que des banques françaises vendent des CDS, donc de la protection, sur le risque de faillite de la France, qui entraînerait leur propre faillite, puisqu’ils détiennent massivement des obligations d’Etat ! C’est délirant. Mais, en attendant, ils récupèrent du cash… des profits, des bonus.

Cette fuite en avant des banques, elles en subissent le contrecoup puisqu’elles ont perdu la moitié de leur valeur en Bourse…
Oui. Entre septembre 2008 et le printemps 2009, il y avait une fenêtre de tir pour les Etats : les banques étaient à genoux, ils auraient pu tout exiger d’elles, qu’elles sortent des paradis fiscaux, etc. Ils n’ont rien fait parce que Monaco est un paradis fiscal adossé à la France ; le Liechtenstein, à l’Allemagne ; l’Etat du Delaware, aux Etats-Unis ; Macao, à la Chine… Les Etats ont sauvé les banques sans contrepartie, se sont endettés, et se sont retrouvés, à l’été 2011, tellement mal en point, après que les banques eurent spéculé à court terme sur leurs dettes, que ces dernières, gorgées de titres d’Etat, ont eu très peur : et si les citoyens exigeaient une prise de contrôle par l’Etat ? Mais les Etats n’ont rien fait…

Obama a tout de même réussi à restreindre le secret bancaire avec la loi Fatca, qui s’appliquera en 2013.
C’est une grande réussite, et soyons très clair : il ne faut absolument pas que les républicains gagnent en 2012, car ils ont annoncé qu’ils aboliraient cette loi. Elle va s’appliquer aux banques du monde entier qui ouvrent un compte à un citoyen américain – elles doivent le signaler à l’administration fiscale américaine, pour que cet argent soit taxé au taux où il aurait été taxé aux Etats-Unis. Faisons en France ce que Barack Obama a fait aux Etats-Unis, on donnerait l’exemple pour l’Europe ! Le manque à gagner de l’Etat français, évalué par la Cour des comptes, lié à l’évasion de l’argent dans les paradis fiscaux, est de trente milliards d’euros, soit plus de quarante fois la fraude aux allocations familiales.

Et la taxe sur les transactions financières, la France pourrait la faire seule ?
En 2010, le Parlement européen a dégagé une majorité pour le principe d’une taxe européenne, vote suivi d’une directive de la Commission. Mais le Royaume-Uni pose son veto, et il faut l’unanimité sur les questions fiscales. Si nous étions dans un cadre fédéral, avec un vote à la majorité des Etats, nous aurions déjà cette taxe. C’est donc bien parce qu’il n’y a pas assez d’Europe, et non le contraire, que les citoyens ne sont pas protégés. Tant que chaque Etat aura un droit de veto, on n’avancera pas.

Mais on pourrait faire cette taxe dans la seule zone euro, sans le Royaume-Uni ?
Le ministère des Finances allemand travaille sur cette option. La sortie de Sarkozy qui dit, sans en parler à l’Allemagne, « je vais le faire tout de suite », perturbe une négociation en cours. Car le faire au niveau national n’est possible qu’à un taux très faible : cela représenterait 500 millions d’euros, trois fois moins que la récente baisse de l’ISF…

Votre combat est celui d’un parti minoritaire au sein d’un Parlement lui-même fortement concurrencé par le pouvoir interétatique…
Sur l’action politique – Grèce, désendettement -, les Etats agissent ensemble et le Parlement européen est marginalisé. Mais pour la réglementation financière et bancaire, les traités nous donnent un pouvoir égal à celui des Etats, nous sommes en « codécision ».

Vous croyez à l’action politique et à la négociation : Finance Watch est issue d’un appel de députés appartenant à cinq formations politiques, dont les libéraux et les conservateurs…
J’ai lancé Finance Watch parce qu’il fallait absolument un contre-lobbying au lobbying incroyable de la finance. Mais cette ONG se devait d’être « transpartisane », parce que la société civile ne répond pas à l’appel d’un parti, surtout un parti minoritaire comme les Verts. Il faut aussi savoir que le Parlement européen, contrairement à l’Assemblée nationale, est élu à la proportionnelle, il n’y a ni majorité ni minorité automatique. Chaque texte trouve sa majorité. Moi, je négocie d’arrache-pied, et si le bilan est globalement positif, je vote pour. Je suis de nature optimiste ; sinon, je ne ferais pas de politique. J’en fais pour changer le cours des choses. Le changement en Europe passe nécessairement par la double alternance, en 2012 en France, et en 2013 en Allemagne.

Vous êtes donc convaincu que les socialistes ont changé depuis les années 1980 ?
Il est vrai qu’une grande partie des lois de déréglementation financière, à commencer par les stock-options introduites en France par Laurent Fabius, ont été prises sous François Mitterrand, et avec un gouvernement socialiste. Ma conviction est que les responsables socialistes ont évolué, mais qu’ils devront être aiguillés, dans la future coalition de gouvernement, si l’on veut mener à bien une vraie réforme du système financier…

Vincent Remy
Télérama n° 3237

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 Les petits matins, février 2012, 5 euros.

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