Ce vendredi 26 juin 2015, un groupe de militant-e-s, d’élu-e-s et de parlementaires européens écologistes a organisé une visite à Calais pour se rendre compte de l’état de la situation des réfugiés sur le terrain. Retour sur une journée particulièrement instructive :
Calais, son majestueux hôtel de ville ornementé d’un somptueux beffroi, son port tant affairé, premier port français pour la trafic de voyageurs entre la France et l’Angleterre, son Tunnel sous la Manche et ses dix millions de voyageurs annuels, son historique Tour du Guet, datant du XIIIe siècle, ses trois usines classées Seveso, symboles de cette France industrielle et laborieuse du Nord, son taux de chômage avoisinant les 20 % de la population, et le classement qui va avec d’une des cinq villes les plus pauvres de France … et ses divers campements de réfugiés.
De Sangatte à la Jungle, des réfugiés otages des politiques
Calais et ses réfugiés, la thématique a commencé a défrayé la chronique médiatique nationale en 1999, lorsque que sous le gouvernement Jospin d’alors s’ouvre un centre d’hébergement et d’accueil d’urgence humanitaire administré par la Croix-Rouge pour accueillir les centaines de personnes qui débarquent jour et nuit à Calais, afin de tenter le passage vers l’Angleterre. Ce centre de Sangatte, installé dans une ancienne usine d’Eurotunnel, n’a au départ que 200 places. Or les afflux de migrants (à l’époque principalement Afghans, Iraniens, Irakiens, Kurdes et Kosovars) sont tels que bientôt plus de 1 600 personnes s’y retrouvent, hébergées dans des conditions de plus en plus précaires. En trois ans, quelques 70 000 migrants vont y transiter. Puis le 5 novembre 2002, Nicolas Sarkozy, fraichement nommé ministre de l’Intérieur, décide de supprimer le centre de Sangatte. « Nous mettons fin à un symbole d’appel d’air de l’immigration clandestine dans le monde » déclare alors le futur Président, bien décidé à surfer sur les thèmes de l’extrême droite (alors que quelque mois plus tôt Jean-Marie Le Pen avait éliminé Lionel Jospin de la course à la présidentielle). Or ce que Sarkozy qualifie à l’époque d’« appel d’air », et treize ans plus tard de « problèmes de plomberie », ne va pas cesser, bien au contraire. Parce que si les hommes politiques nationaux et leurs discours passent, les faits eux restent, et ils sont ténus. Depuis 2002, la situation internationale ne s’est guère améliorée, et aux conflits afghans, irakiens ou balkaniques s’y sont superposées des guerres plus ou moins larvées en Lybie, en Erythrée, en Somalie, au Soudan, en Syrie, etc., charriant leurs flots de réfugiés fuyant la violence des armes pour tout simplement sauver leur vie. Ceux-ci n’en ont rien à faire de la politique française, du score du Front National et de la fermeture symbolique de Sangatte.
Les exilés continuent donc d’arriver à Calais pour tenter leur chance vers l’Angleterre. Ils errent par centaines dans les environs de la ville, installent des camps de fortune là où ils peuvent, malgré la pression policière, et se retrouvent à s’entasser à plus de 700 dans une zone proche du port, surnommé « la Jungle ». Tant et si bien qu’en 2009, décision est prise de démanteler à nouveau ce camp. Le ministre de l’Immigration de Nicolas Sarkozy, Eric Besson, assiste alors devant les caméras de télévision à la destruction du camp et à son évacuation par les CRS. Absolument rien n’est réglé, mais une fois de plus certains politiques se servent des réfugiés de Calais pour se construire à peu de frais une posture nationale sur le dos de victimes de la géopolitique mondiale, qualifiés opportunément de « clandestins ». Au passage, l’intervention armée en Libye en 2011, lancée par le Président Sarkozy, qui entraîne la chute du colonel Kadhafi et la totale destabilisation du pays, mis en coupe réglée par différents groupes armés, n’a pas aidé à tarir les flux de réfugiés, devenus une source de revenus incontournable pour un certain nombre de passeurs et de groupes terroristes.
En 2012, l’arrivée de la gauche au pouvoir laisse espérer une nouvelle approche de la problématique des réfugiés qui se cristallise à Calais, mais l’instabilité grandissante en Afrique comme au Proche- Orient ne fait qu’augmenter les candidats à l’exil vers l’Europe, dont des centaines, bientôt des milliers, continuent de passer à Calais, pour y rester des mois, voire des années, dans des conditions humanitaires déplorables et indignes de la « patrie des droits de l’homme ». Le 28 mai 2014, pour des raisons soi-disant sanitaires, trois camps contenant plus de 500 migrants afghans, syriens, libyens, éthiopiens ou palestiniens sont démantelés. Puis le 2 juillet suivant, le principal camp de migrants de Calais est démantelé par les forces de l’ordre, encore une fois pour « raisons sanitaires ». Là où la droite démantelait pour des raisons idéologiques et de sécurité, sous l’oeil des caméras, la gauche elle démantèle pour des raisons sanitaires, plus discrètement, mais dans un cas comme dans l’autre, et avec les mêmes forces de l’ordre, la situation reste la même pour les réfugiés : catastrophique et inhumaine. Finalement, le 2 septembre 2014, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve, sur demande de la maire de Calais, donne son feu vert à la création d’un nouveau centre d’accueil de jour pour gérer l’afflux des réfugiés. Le Centre Jules Ferry. Douze ans après la fermeture de Sangatte, la « boucle est bouclée ».
Une journée de visite pour tenter de comprendre
Ce vendredi 26 juin 2015, alors que les soubresauts de la politique internationale frappent à nouveau la France de plein fouet, avec un attentat déjoué qui fait un mort par décapitation, dans une usine classée Seveso de l’Isère (tandis que la Tunisie et le Yémen sont également victimes de carnages revendiqués par Daesh), un groupe de militant-e-s, d’élu-e-s et de parlementaires européens écologistes organise une visite à Calais pour se rendre compte de l’état de la situation sur le terrain. La délégation d’une dizaine de personnes, composée notamment de l’eurodéputée britannique Jean Lambert, de l’eurodéputée française Karima Delli, de la conseillère régionale et porte-parole d’EELV Sandrine Rousseau, de la conseillère régionale Catherine Bourgeois, de Marine Tondelier, élue EELV à Hénin Beaumont, ou encore de Christophe Duffy, élu municipal d’opposition à Calais, se rend dans deux camps de réfugiés afin d’échanger avec ces derniers et les acteurs associatifs sur la réalité de leur situation actuelle, toujours très précaire.
Responsable asile au Secours Catholique, Céline Barré fait visiter un premier camp établi à 7 km de Calais. Premier constat, cet éloignement décidé par les autorités oblige les résidents du camp à devoir marcher au minimum une heure et demi pour pouvoir rejoindre la ville. Céline Barré revient sur l’expulsion du 2 juillet dernier, soulignant comment après avoir proposé aux réfugiés de pouvoir prendre une douche, les autorités ont démantelé leur camp à 6h du matin sans autre forme de procès. Elle explique également que le nouveau centre Jules Ferry, ouvert uniquement le jour, propose une douche de quelques minutes et un repas par jour aux réfugiés. Il n’y a qu’un seul foyer avec quatre places pour les mineurs de moins de quinze ans, ce qui est bien entendu totalement insuffisant.
Dans ce premier camp, 1500 personnes s’entassent sur quelques hectares de terres désolées, entre ronces, barbelés (barbelés « offerts eux par le gouvernement britannique de David Cameron » tient à souligner Jean Lambert, non sans une certaine amertume) et vue imprenable sur des camions de CRS et une usine désaffectée. Quelques douches et points d’eau tout récemment installés, que l’on devine totalement insuffisants pour 1500 personnes, trônent au milieu des sacs plastiques et de la poussière. Malgré la terrible promiscuité des lieux, ce qui frappe de plein fouet, c’est l’humour et la dignité qui s’en dégagent. Des boutiques de fortunes vendant les produits de première nécessité, une bâche tendue à l’entrée d’une cabane de palettes sur laquelle est inscrit « hôtel Baba wali, quatre étoiles », au loin on distingue même une croix en bois dépasser d’une cabane, la responsable du Secours catholique confirmant que « oui, il s’agit bien d’une Eglise ». Bien qu’installés depuis seulement quelques mois et délogeables à tout moment, les réfugiés ont reconstitué de véritables petits villages solides et répartis par pays d’origine, parfaitement structurés. Première belle leçon d’humanité.
La visite se poursuit quelques kilomètres plus loin, dans la maison d’Alpha, réfugié d’origine mauritanienne à l’incroyable personnalité, comme va l’apprendre la petite délégation. Déjà l’entrée de sa maison interpelle de suite : un petit panneau trône au milieu de la cour sur lequel est inscrit : « Ici, on vend du vaccin contre le racisme ». A ses côtés, un pic au sommet duquel trône une vieille boîte de conserve sur laquelle est écrit « caméra de surveillance ». Plusieurs autres panneaux aux messages en tous genres soulignent également avec ironie et poésie l’absurdité de la situation. Avant même de le rencontrer, il semble bien que le « propriétaire » des lieux (comme le souligne d’ailleurs un véritable panneau de chantier) répond à l’injustice par une bonne dose d’humour et de surréalisme. Rien que cela force le respect. Alpha invite l’ensemble de la délégation à entrer dans sa maison et raconte son parcours : parti de Mauritanie il y a plus de dix ans, il n’a pas revu depuis lors sa famille, et en particulier sa mère. Il a fui la Mauritanie car, rappeur, poète et personnalité n’ayant visiblement pas la langue dans sa poche, il était considéré par le gouvernement mauritanien comme un « fauteur de trouble ». Alpha voulait simplement retrouver sa petite amie d’alors, installée en Grande Bretagne. En 2005, il paye 1200 dollars à un passeur pour pouvoir rejoindre par bateau les côtes européennes. Or après plusieurs jours de traversée, il se retrouve sur une terre totalement inconnue et s’aperçoit rapidement qu’il s’agit en fait de la Syrie. Passé en Turquie, il devient pêcheur à Istanbul et maîtrise bientôt la langue d’Atatürk. Il sera également animateur de sports dans des hôtels de tourisme, menusier, mécanicien, ou encore architecte, dessinateur, et aujourd’hui, comme il le souligne avec humour, « guide touristique » dans les camps de Calais. Alpha finit par rejoindre la Grèce en bateau pneumatique, puis à la nage une fois son bateau coulé, marche à pied jusqu’en Bulgarie, puis de retour en Grèce reste six mois enfermés dans un centre de rétention, les six mois les plus difficiles de son odyssée tient-il à préciser, puis grâce à l’achat d’un passeport belge avec ses maigres économies et un dernier coup de bluff épique face à la police aux frontières, il finit par s’envoler pour la Belgique et arrive enfin à Calais. Aujourd’hui, après un premier rejet de sa demande d’asile faite auprès des autorités françaises en 2012, Alpha a fait appel. Il ne cesse de le répéter, les gens des camps de Calais ne sont pas des « migrants », encore moins des « clandestins », mais des « réfugiés » venus en Europe pour demander l’asile et se faire reconnaître leurs « droits ». « On raconte n’importe quoi sur nous à la télé ! » tient-il à souligner. Alpha, maîtrisant aujourd’hui sept langues, rêve de s’installer ici et de développer une entreprise de conception de maison en bois. Etant donnée la qualité de son habitation, édifiée en quelques semaines au milieu de nulle part, il semble avoir toutes les qualités requises.
Alpha continue de raconter son histoire en partageant le repas du midi avec la délégation dans un restaurant du centre ville de Calais. Sous son humour désinvolte et son vocabulaire imagé, on sent paraître dans ses propos une immense indignation face au sort que réserve la France à tous les réfugiés comme lui. Il souligne la totale responsabilité de Nicolas Sarkozy dans la situation catastrophique actuelle en Lybie, et rappelle plus largement que la colonisation est également à l’origine de tous ces flux d’immigration, et donc que les Etats européens comme la France et l’Angleterre devraient plutôt assumer leurs responsabilités en acceptant d’accueillir avec dignité tous ces exilés plutôt que de les chasser de la sorte. S’en suit une série d’échanges avec les parlementaires européens, les élus locaux et les associatifs, concernant la situation plus ou moins tendue avec la majorité actuelle UMP à Calais sous égide de Natacha Bouchard, la pression policière permanente sur les militants qui aident les réfugiés et le « délit de solidarité », visiblement toujours d’actualité en terre calaisienne, la gabegie financière de cette politique utra-sécuritaire, qui coûte des milliers d’euros par réfugié pour un résultat totalement nul, etc.
Alors que la préfecture ne veut visiblement pas laisser la délégation visiter l’après-midi le nouveau centre d’accueil Jules Ferry, Karima Delli et Jean Lambert décident plutôt d’exercer leur droit de visite parlementaire en se rendant à l’improviste au centre de rétention administrative de Coquelles, dans la banlieue de Calais. Visitant sous courtoise escorte policière les locaux durant plus d’une heure, les deux eurodéputées en ressortent assez rassurées tant sur la qualité des lieux et du personnel que sur les prestations y étant assurées pour des migrants privés de liberté, avant de devoir à regret rejoindre la gare après une trop courte journée.
Leçons de la visite
Plusieurs leçons fondamentales sont à tirer de cette visite et de la situation à Calais. Tout d’abord, le fait que derrière chaque chiffre que nous martèlent quotidiennement les médias, sur le nombre de réfugiés disparus en Méditerranée ou arrivés sur le sol européen, sur le coût de l’immigration, sur le nombre de demandeurs d’asile, etc., il y a des individus bien réels, avec leur personnalité, leurs drames, leurs angoisses et leurs projets. Et tout cela ne peut pas rentrer dans des tableaux Excel. Commençons avant toute chose par rétablir ces réfugiés dans leur dignité et leur humanité. Ensuite la politique actuelle, même si elle se dit plus humaine qu’auparavant, n’a fondamentalement pas du tout changé pour les réfugiés. Chassés de camps en camps, de squats en squats, ils se retrouvent victimes de postures politiques : dans une région où prospèrent le Front National et ses thèses nauséabondes, il semble hors de question pour les autorités de ne pas faire preuve de « fermeté » sous peine de se faire accuser d’ « angélisme » vis-à-vis des réfugiés. Ceux-ci sont ainsi toujours présentés comme un « danger », un « problème », voire une « menace » pour la ville de Calais et plus largement la France. Alors que toutes ces personnes exilées sont les premières victimes des guerres d’Afrique ou du Moyen-Orient et des terroristes de tous bords, elles se retrouvent, triste ironie du sort, assimilées à leurs bourreaux. Or comme le dit très bien Alpha : « On n’a pas fait tout ça et traversé tout ça pour venir en France commettre de la violence ! » Ca paraît tellement évident, et pourtant il faut le marteler sans cesse. Il faut donc commencer, sans craindre d’être « angéliques » ou « bisounours », par inverser le regard pour enfin affronter la réalité en face plutôt que de tomber dans le piège de l’extrême droite et sa guerre des pauvres contre les plus pauvres, des chômeurs contre les réfugiés, des Français d’ici contre les humains d’ailleurs.
La réalité est que cette politique ultra-sécuritaire coûte très chère pour un résultat catastrophique, tant pour les migrants que pour les habitants de Calais qui subissent au quotidien cette très lourde présence policière, sous état de siège permanent. Seize ans après les débuts du centre de Sangatte, ne serait-il pas temps d’essayer autre chose, une autre politique ? Comme un projet pilote par exemple, qui pourrait être porté par la région pour accorder plus aisément l’asile aux réfugiés qui le souhaitent, car au final beaucoup veulent simplement passer en Angleterre, les aider à se sédentariser et à contribuer à relancer l’activité économique locale. Quand on voit le taux de chômage dans le calaisis face à l’esprit entreprenarial et enthousiaste de personnes comme Alpha, prêt à monter son entreprise de maison en bois, on éprouve le sentiment d’un immense gâchis. L’Union européenne pourrait contribuer utilement à aider les régions qui constituent des points de passage obligés des réfugiés dans cette direction, et passer outre les égoïsmes nationaux, à l’instar de la France qui n’accepte même pas le minimum syndical de solidarité, quand le président de la Commission Jean-Claude Juncker demande une répartition par quotas dans chacun des Etats membres. Si l’Etat français se montre incapable de sortir de ses postures martiales pour faire enfin preuve d’imagination et de courage politique, pour respecter le droit d’asile et les conventions internationales tout en luttant contre la désespérance économique et sociale, l’Europe et les collectivités locales doivent montrer la voie. Et cette voie est parfaitement résumée sur un panneau, à l’entrée de chez Alpha, une citation du grand Martin Luther King :
« Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères sinon nous allons tous mourir ensemble comme des idiots »
Alpha a parfaitement raison : « Ici on vend du vaccin contre le racisme »