Monsieur le Président,
J’ai bien reçu le dossier de l’Alliance que vous m’avez envoyé, et en particulier votre proposition d’engagement sur une charte pour renforcer la prévention du tabagisme au sens large ou contrôle du tabac. Je vous en remercie. La démarche de l’Alliance vient soutenir l’ambition de l’écologie politique de lutter contre les causes majeures évitables d’appauvrissement sanitaire, social, économique du pays et de ses habitants, relayées notamment par l’action délibérée de certains intérêts particuliers.
Cancers, infarctus du myocarde, accidents vasculaires cérébraux, maladies respiratoires, diabètes…: première cause de morbidité et mortalité évitable en France, le tabac contribue lourdement à la crise sanitaire. Cette crise sanitaire est, avec celles du climat, de l’énergie et de la biodiversité, le quatrième volet, majeur, de la crise écologique. Les maladies dites « non transmissibles » (OMS), véritables maladies de civilisation, provoquées pour une part majeure par le tabac et plus globalement par nos modes de vie et l’environnement au sens large, contribuent pour 87% de la mortalité dans notre pays.
En matière de politique préventive, axe majeur pour l’écologie politique, je souhaite d’abord rappeler qu’une action globale de santé est aussi indispensable que l’approche s’intéressant plus particulièrement aux problématiques produits. À cet égard, si la santé publique vise le bien-être de tous, nous devons développer une vision positive de la santé, tournée vers le développement personnel et le développement social. Dans ce contexte, en complément de l’action fondamentale sur les problématiques produits et leurs environnements au sens large, je mettrai en oeuvre une politique d’éducation pour la santé dans une optique d’autonomie, de responsabilité et de citoyenneté. En un mot: une éducation émancipatrice dans l’orientation de la charte internationale de promotion de la santé de l’OMS, dite Charte d’Ottawa.
En ce qui concerne plus spécifiquement la charte proposée par l’Alliance et le tabac, drogue sans seuil de nocivité déclenchant une addiction rapide chez la plupart des personnes, recevez mon soutien. Je veux la mettre en oeuvre, en étroite concertation avec les acteurs du contrôle du tabac.
Dans ce contexte, je souhaite souligner les éléments qui m’apparaissent prioritaires:
La mise en oeuvre d’une gouvernance interministérielle sous l’autorité du Premier Ministre (point 10) me paraît le préalable à un dispositif efficace. Le traitement de la problématique du tabac, comme beaucoup d’autres, souffre, à sa racine, que le Ministère de la Santé n’a en réalité pas la main. En l’espèce, la vision classique « tabac produit fiscal », étroite, court-termiste et déconnectée des enjeux du développement humain, social et économique, est actuellement parfaitement incarnée par l’autorité de fait confiée au Ministère des Finances. Je rejoins notamment l’analyse de l’Alliance sur la nécessité d’un « rééquilibrage », pour le moins, par une gouvernance interministérielle. En outre, confier l’autorité à Matignon contribuera significativement à conférer à la santé sa dimension fondamentale pour le développement au sens large, en interaction avec l’ensemble des composantes de l’environnement (compris au sens large également).
Je vous rejoins également en particulier sur l’impérative nécessité de l’attribution au contrôle du tabac d’un pourcentage significatif des droits de consommation (point 3), et sur le financement du contrôle du tabac sur les ressources engendrées par les multinationales cigarettières (point 4). Les moyens de la prévention du tabagisme (notamment), et en particulier des associations, ont été particulièrement mis à mal sous Nicolas Sarkozy. Alors que le tabac fait 60 000 morts par an en France, et que son coût socio-économique est estimé à 47 milliards d’euros pour la collectivité soit 3% du PIB selon l’économiste Pierre Kopp, les moyens de la prévention du tabagisme se situent, au total, au niveau dérisoire de 5 millions d’euros ou moins de 10 centimes par habitant et par an (Association des ligues européennes contre le cancer). Une telle disproportion de chiffres, au-delà de son caractère insultant à l’endroit des personnes fumeuses et non fumeuses, témoigne de l’absence de vision pour le développement en santé et économique dans la mandature sortante.
Du point de vue de la transformation écologique de l’économie, il est fondamental que la fiscalité (point 3), pour servir l’intérêt de santé, social et économique du pays et de ses habitants, incorpore une dimension écologique forte, et en ce sens s’attaque au problème à sa racine: des profits colossaux générés par une industrie massivement pollueuse de la santé et de l’économie, qu’il faudra faire diminuer fortement (avec, il faut le souligner, une contribution à l’emploi particulièrement modeste du secteur industriel du tabac…).
En second volet du dispositif de régulation économique, je veux mettre en oeuvre, pour les buralistes, un nouveau modèle économique et social. Je le ferai en concertation avec eux, les acteurs du contrôle du tabac et la société civile. Il ne s’agit en aucun cas d’être « punitif ». Au contraire, l’enjeu est de rompre avec une certaine schizophrénie, et d’harmoniser leur intérêt humain, social et économique avec l’intérêt de santé, social et économique de la collectivité. À ce sujet, je souhaite mettre notamment en place une rémunération fixe, et non plus indexée sur les volumes écoulés de la drogue tabac auprès de la population. Il faut introduire ici également des programmes de formation promouvant non plus les intérêts des multinationales cigarettières, mais ceux de la santé publique.
Il s’agit en ce qui concerne les buralistes certes du second robinet de profits réalisés aujourd’hui contre l’intérêt sanitaire et économique collectif, le premier, en amont et le plus massif, étant de loin représenté par les cigarettiers. Toutefois, si les profits de ces derniers doivent être ramenés à un niveau industriel conventionnel, il paraît difficile de les supprimer, à tout le moins tant que la prévalence tabagique demeurera une réalité et a fortiori très significative comme c’est le cas actuellement (14 millions de fumeurs). Ce second robinet financier en revanche, celui des buralistes, pourra être quant à lui réorienté entièrement au bénéfice de l’intérêt général; et je le répète, au bénéfice des buralistes eux-mêmes, grâce notamment à un rôle social revalorisé, et à une rémunération découplée des volumes de tabac distribués, néanmoins juste. Notons enfin que, grâce à cette mesure, il serait possible de couper les multinationales cigarettières, dans un délai relativement bref, d’un réseau qu’elles considèrent aujourd’hui comme le principal relais de leurs manoeuvres.
Quand l’industrie de la cigarette aura moins de moyens et de raisons de nuire à l’intérêt de santé et économique du pays et de ses habitants, et que les buralistes quant à eux auront intérêt à relayer, non plus cette nuisance, mais l’intérêt de santé, social et économique collectif, alors les mesures réglementaires « simples », non économiques, de types paquet neutre, suppression de la PLV et des linéaires tabac visibles, respect de l’interdiction de vente aux mineurs,…, couleront pour ainsi dire de source…
Vous renouvelant mon soutien, et me tenant à votre disposition, recevez, Monsieur le Président, l’expression de mes salutations respectueuses.
Eva Joly