Le 10 décembre 2013, les eurodéputés s’exprimeront sur la question du chalutage en eaux profondes que le Commission européenne propose d’interdire. Cette pratique de pêche, condamnée unanimement par les milieux scientifiques, est particulièrement destructrice des fonds marins. Pour Jean-Paul Besset, ce vote hautement symbolique oppose deux visions du monde. Il représente l’occasion unique de prendre conscience des limites objectives des ressources biologiques et de la nécessité de préserver l’équilibre des océans.
Juin 2013. En adoptant à une écrasante majorité une réforme de la politique commune de la Pêche, le Parlement européen ose une petite révolution. Pour la première fois un secteur économique est prioritairement orienté vers la durabilité de son activité. Le niveau de la ressource halieutique, autrement dit la quantité des stocks de poissons (gravement compromis après des années de surpêche), sera désormais le critère déterminant pour permettre aux professionnels de la mer d’avoir accès au droit de puiser dans ce bien commun de l’humanité que constituent les poissons.
Décembre 2013. Première mise en œuvre proposée au vote du Parlement par la Commission européenne : interdire le chalutage en eaux profondes, pratique de pêche particulièrement destructrice des fonds marins que les milieux scientifiques condamnent unanimement, d’autant plus qu’elle pourrait être remplacée sans dommages sociaux par des techniques plus sélectives comme la palangre.
Entretemps, un vif débat a agité la commission pêche du Parlement qui s’est divisée entre ceux qui, comme les parlementaires écologistes, soutenaient la proposition d’interdiction et ceux qui, de droite comme de gauche, la refusaient. Un vote, le 4 novembre, donnait la majorité aux partisans du statu quo. Le 10 décembre, en session plénière à Strasbourg, l’ensemble des députés européens tranchera.
De nombreuses voix s’élèvent, politiques comme citoyennes, scientifiques comme professionnelles. De larges secteurs de la société se sont emparés du débat, grâce au travail de conviction mené par les ONG, provoquant un phénomène social massif et inattendu : 650 000 personnes ont signé en quelques jours une pétition demandant, à l’appui de la proposition de la commissaire européenne à la Pêche et des positions du groupe écologiste, l’interdiction de la pratique du chalutage en mer profonde. Ce mouvement spontané témoigne de manière spectaculaire d’une volonté de préserver le fond des océans, patrimoine de l’humanité et précieux réservoir de biodiversité. Quoi qu’on en dise ici ou là, l’impératif écologique progresse dans la conscience collective.
Triste constat
La Commission européenne avait préalablement réalisé deux études d’impact en annexe de la proposition d’interdiction. Parallèlement, nombre de recherches et d’observations scientifiques étaient menées. Toutes concluaient sur un même constat : le chalutage met en péril les fonds et tréfonds de l’océan.
En effet, cette technique de pêche ne s’embarrasse guère de précautions. Les filets raclent sans discernement le fond de l’océan, provoquant la destruction sans retour d’un patrimoine marin de plusieurs millénaires (coraux, éponges, sédiments), détruisant l’habitat et le milieu de vie d’espèce fragiles dont certaines sont encore inconnues, condamnant ces espèces à la disparition. Les pertes de biodiversité marine et les impacts sur l’écosystème sont incalculables. S’il n’y a plus de vie au fond, il n’y a plus de vie au-dessus.
Cette atteinte à la vie abyssale, perpétrée dans les eaux européennes par quelques flottes industrielles, principalement françaises et espagnoles dépendant d’enseignes de la grande distribution, s’opère au profit d’une rentabilité économique dérisoire. Elle est largement subventionnée et s’avère socialement non durable. D’après une récente étude d’un institut économique britannique [1], « les coûts de la pêche en eaux profondes dans les eaux de l’Union Européenne sont démesurés par rapport à l’importance commerciale de ce segment d’activité, qui équivaut à seulement 1,5% des captures dans l’Atlantique Nord-Est. » Cette même publication assure que « chaque tonne de poisson pêchée coûte entre 388 et 494 euros à la société ».
Non seulement le chalutage profond détruit l’environnement marin, mais il coûte cher à l’économie et aux contribuables.
Le toujours plus
La volonté des industriels de la pêche et des gouvernements concernés (français et espagnols en particulier) de développer la pêche en eaux profondes constitue une nouvelle illustration des soubresauts d’un modèle de développement à l’agonie. Confrontée à la pénurie croissante des ressources de la mer et à la baisse des stocks de poissons du fait de pratiques insoutenables (mais abondamment subventionnées), l’industrie de la pêche s’entête à repousser les frontières du possible en allant toujours plus loin et plus profond pour capturer de « nouvelles » espèces sans souci des conséquences. L’humanité n’a-t-elle rien de mieux à faire que de pêcher de manière plus destructrice pour alimenter la logique du toujours plus ?
La proposition de Maria Damanaki, la Commissaire européenne à la pêche, est claire. Il ne s’agit pas d’interdire le chalutage en général, il ne s’agit pas plus d’interdire la pêche en eaux profondes, il s’agit de mettre fin à une pratique de pêche destructrice, le chalutage profond qui ratisse le fond des mers en se comportant comme un bulldozer dans un jardin.
L’alternative pour plus d’emplois
La Commission européenne avait souligné dans son étude d’impact [2] en juin 2013 qu’il existe d’autres moyens de pêcher les espèces d’eau profonde. Des méthodes alternatives comme la pêche à la palangre de fond, qui consiste en une série de lignes équipées d’hameçons et disposées sur les fonds marins, sont moins nuisibles que le chalutage de fond pour les écosystèmes profonds.
Parmi toutes les pratiques de pêche, le chalutage fait partie des moins performantes du point de vue du nombre d’emplois rapporté au tonnage des captures. Des méthodes telles que la pêche à la palangre génèrent six fois plus d’emplois et leur impact sur l’environnement marin est bien moins préjudiciable. En juin 2013, lors d’une audition au Parlement européen, un chercheur [3] démontré qu’une année de chalutage profond entraîne les mêmes dommages que 800 ans de pêche à la palangre . Il est possible de développer une pêche en eau profonde respectueuse de l’océan et des grands fonds grâce à des chalutiers reconvertis en palangriers grâce aux subsides européens. Les premiers gagnants seront les pêcheurs.
Deux visions du monde
Cet épisode du chalutage en eaux profondes n’est pas sectoriel. Il révèle la confrontation de deux visions du monde : soit continuer comme avant, sans souci des conséquences sur les ressources et les équilibres, dans l’illusion de l’illimité ; soit réorienter nos activités et nos pratiques en prenant conscience des limites objectives et en s’adaptant à celles-ci. Le 10 décembre, le règlement sur le chalutage profond est appelé au vote de tous les parlementaires européens. Ce sera à eux de dire leur choix d’une société qui préserve ou non son avenir.
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