Par Patrick Franjou
Depuis le Prophète et Pharaon (1984) jusqu‘à Passions arabes (2013), Gilles Kepel s‘est affirmé comme un des spécialistes mondiaux du monde arabo-musulman, de ses évolutions complexes entre le surgissement de l’islamisme politique et les révolutions arabes.
Aline Archimbaud, sénatrice de Seine–Saint–Denis, avait choisi de l‘inviter au Sénat le mardi 24 juin pour parler, devant une vingtaine de responsables d‘EELV, de son dernier livre : « Passion française , la voix des cités « .
Comme en miroir de ses travaux sur les pays de l’Est et du Sud de la Méditerranée, Kepel s’est intéressé aux relations entre ces aires géographiques et nos banlieues.
Son dernier ouvrage part d’un constat : lors des dernières élections législatives en 2012, ce sont plus de quatre cent candidats issus de l ‘immigration qui se sont présentés, nettement plus que dans les scrutins précédents.
Kepel et son équipe de chercheurs sont allés à la rencontre de ces candidats pour connaître leurs parcours et leurs motivations, en s’attardant notamment sur deux villes emblématiques Marseille et Roubaix.
Gilles Kepel voit dans ce surgissement des enfants de l‘immigration sur la scène citoyenne un effet différé … de la Marche des Beurs (ou Marche pour l’égalité ) de 1983. Cet événement d‘ampleur fut largement gommé par le lancement à grands frais de SOS Racisme qui eut un important écho médiatique mais échoua à faire avancer concrètement l‘égalité. Il s’ensuivit des années difficiles pour les quartiers populaires et leurs animateurs naturels, certains sombrant dans la désespérance, d’autres se réfugiant dans le travail associatif, refusant par principe de prendre la nationalité française pour continuer le combat citoyen. De longues années où s‘implantent et progressent dans les banlieues le « shit et l’opium du peuple », le trafic de drogue et le fondamentalisme religieux sous ses formes les plus frustres (salafisme).
C‘est à la suite des événements tragiques de 2005 , notamment à Clichy sous Bois, que surgit l‘évidence de la nécessité de la participation de tous les habitants des banlieues à la vie civique, concrétisée par la campagne d‘inscription sur les listes électorales lancée par AC Le Feu : elle eut comme résultat une mobilisation maximale en faveur de la candidature de Ségolène Royal en 2007.
On pressent que l‘auteur se réjouit du renouveau démocratique que permet l‘entrée en scène de cette nouvelle génération d‘élus, de ce qu‘elle apporte en énergie, et qu‘il lui fait crédit de son engagement au service de toute la population, et pas seulement d’une « communauté ».
Mais elle intervient dans un contexte nouveau, où les banlieues sont touchées par la « fracture territoriale », bousculées par la métropolisation, et avec une rue bouleversée par la présence des marqueurs de l’islam.
Dans la discussion qui eut lieu au Sénat, Gilles Kepel a indiqué qu‘il n ‘était pas surpris par les résultats des élections municipales. Sur fond de forte abstention, on a assisté d’un côté à un nouvel essor des élus issus de l‘immigration, de l‘autre à la remise en cause de l‘hégémonie de la gauche sur le vote des Français de culture musulmane. La droite, plus marginalement l‘extrême droite, a su nouer le dialogue avec des acteurs communautaires portant des conceptions libérales en matière économique et conservatrices sur les questions sociales (cf le débat sur le mariage pour tous).
De nouveaux défis donc. Par son ampleur de vues, par sa vision historique, par son humour aussi, l’ouvrage de Gilles Kepel aide à les saisir.
Il s‘adresse tout aussi bien aux militants expérimentés qui pourront y voir une relecture d‘événements dont ils ont été témoins et acteurs, qu’aux plus jeunes.
Passion française, la voix des cités, Gilles Kepel, Éditions Gallimard.