« La première des aliénations, disait Marx, est la séparation de la ville et de la campagne. » Cette opposition était dans son esprit la matrice de toutes les autres (l’autonomisation de l’État et d’une classe dominante), mais aussi la racine de la première crise écologique du capitalisme : la « rupture du métabolisme entre nature et société. » La ville en effet « pompe » les nutriments de l’agriculture sans les lui restituer. Et plus la ville devient métropole, mégapole, plus s’aggrave cette crise fondamentale, entrainant industrialisation de l’agriculture et baisse de sa qualité nutritive. Mais surgissent aussi les crises métropolitaines : engorgement, pollution de l’air, hausse du prix du sol chassant les classes populaires vers de lointaines banlieues, trajets domicile-travail effarants, crise des quartiers de relégation…
Dans les années 1960, le capitalisme français, encore organisé par l’État (héritage du « planisme » du Conseil National de la Résistance) tenta de limiter la croissance de la Capitale : « métropoles d’équilibre » (dont certaines ont bien réussi, au risque de devenir mégapoles), villes nouvelles… Ces efforts furent abandonnés avec le tournant néo-libéral des années 1980. Le recul de l’ambition planificatrice, dans le cadre d’une croissance dorénavant soumise aux seules lois de la concurrence, eut des effets catastrophiques.
Dans un capitalisme concurrentiel, les salariés vont où ils croient qu’il y aura de l’emploi, les entreprises vont où elles savent qu’il y aura des salariés en recherche d’emploi. Paris, comme Londres, s’engouffra dans une croissance incontrôlable, au delà des 10 millions d’habitants. A l’intérieur de la mégapole, les usines furent remplacées par du tertiaire supérieur. Les différences se sur-creusèrent : les villes pauvres devinrent plus pauvres, les villes riches plus riches… (1)
Au contraire, les capitalismes allemands, néerlandais, suisse et autrichiens, restés moins libéraux du fait de la puissance de leurs syndicats, parvinrent à maintenir le long du Rhin, en Bavière et dans les Alpes, des réseaux de villes dépassant rarement les 2-3 millions d’habitants, y compris Francfort.
Il se trouva des intellectuels (même de gauche) pour justifier cette hypertrophie de la capitale, « seule chance de la France face à la Banane Bleue » (c’est à dire l’Europe rhénane et alpine). Délire mégalopolitain poussée au paroxysme par Nicolas Sarkozy. Le Grand Paris devrait s’étendre jusqu’au Havre, dévorant les meilleurs terres agricoles du monde. Paris s’était développé « en doigts de gants », dans les vallées, laissant les plateaux à l’agriculture : on les allait les urbaniser à coup d’« opérations d’intérêt national » pour accueillir hypermarchés, zones logistiques et salariés pauvres, futurs quartiers de relégation.
Cette idéologie libérale et productiviste déchante aujourd’hui : face à la crise, la « Banane Bleue » s’en tire beaucoup mieux… Pourtant le rêve du Grand Paris sarkozyste n’est pas remis en cause. Le nouveau SDRIF renonce à freiner la croissance mégapolitaine, mais au moins lui oppose une règle : on construira la ville sur la ville (thème de la ville « dense »), on ne touchera plus aux terres agricoles.
C’est qu’à la crise économico-sociale du libéralisme se superpose une crise écologique alimentaire et sanitaire (2). La population exige désormais de la nourriture bio et de proximité, ce qui revient à attaquer la « crise du métabolisme ville-campagne » dénoncée par Marx. Préserver les terres agricoles franciliennes devient un objectif stratégique.
Malheureusement, pour les productivistes la frontière agricole passe toujours… dans le département d’à côté ! Densifier la ville, c’est pour eux « remplir les dents creuses », c’est à dire ce qui reste de terres agricoles de proximité : Triangle de Gonesse, Plateau de Saclay, Plaine de Montjean, Terrains des Maraichers à Villejuif…
Il n’est pas trop tard pour contenir l’explosion mégapolitaine, pour sauver les terres agricoles. Cela demande le retour à une véritable planification urbaine. Ses formes sont à inventer, mais la résistance populaire est là, qui ne demande qu’à participer à un projet positif.
Alain Lipietz