“L’Âge des low tech“
Philippe Bihouix
La Fondation de l’Ecologie Politique a décerné le premier Prix du Livre d’Ecologie Politique à Philippe Bihouix pour son ouvrage L’âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable. Le jury a salué la rigueur d’analyse de l’auteur, son style d’écriture, souvent caustique, ainsi que la dimension politique – Philippe Bihouix insiste sur les multiples moyens d’actions des pouvoirs publics et des sociétés – de cet ouvrage, qui éclaire avec brio les limites de notre civilisation, tout en faisant une série de propositions pour changer de modèle.
Pourquoi notre civilisation n’est-elle pas « techniquement soutenable » ?
Malgré toutes les postures et tous les discours sur le développement durable, notre société technicienne se fourvoie dans une triple impasse.
Celle sur les ressources non renouvelables (énergies fossiles, métaux, phosphore…) ou exploitées à un rythme insoutenable (forêts, pêcheries…), mais aussi sols agricoles qui se dégradent ou s’érodent. En France, pour une tonne de nourriture produite, une tonne de terre disparaît !
Celle sur les pollutions : gaz à effet de serre bien sûr, mais aussi métaux lourds que nous extrayons, plastiques et polluants organiques persistants que nous synthétisons, dioxines produites par l’incinération… qui viennent saturer les sols, les eaux douces, les océans et in fine les êtres vivants.
Celle de la saturation des territoires que nous artificialisons au rythme incroyable d’un département (1%) tous les 7 à 10 ans. Les meilleures terres agricoles, les prairies, les landes, sont bâties, asphaltées, transformées en ronds points, en bordures d’autoroutes ou en golfs.
A cette triple impasse physique, on peut ajouter l’impasse sociale (creusement des inégalités) et l’impasse morale : comment supporter l’abattage de forêts anciennes pour en faire des mouchoirs en papier, ou, plus proche de nous, le chauffage des terrasses de cafés ?
Le recours à l’innovation technologique est l’une des stratégies d’adaptation des sociétés humaines à leur environnement. En quoi la réponse aux enjeux environnementaux et sociétaux par le « high-tech » est-elle un leurre ?
L’humanité n’a cessé d’expérimenter, d’inventer, d’explorer et d’innover. Logiquement, nous continuons à miser sur des solutions technologiques : déploiement massif d’énergies renouvelables reliées par des réseaux « intelligents » contre la pénurie énergétique et le changement climatique, économie circulaire pour recycler à l’infini les métaux, nanotechnologies, agro-ressources et chimie « verte », et jusqu’aux biotechnologies « jaunes » qui dépollueraient les sols…
Malheureusement, ces technologies sont imparfaites. Le recyclage a ses limites : on emploie aussi les métaux sous forme dispersive, comme produits chimiques (chrome, zinc, étain, ou 95% du titane, qui sert de colorant blanc dans les peintures, les dentifrices, les crèmes solaires….) et il y a souvent une dégradation de l’usage, une perte fonctionnelle, car les milliers d’alliages de spécialité, ferraillés et refondus ensemble, finissent comme fer à béton.
Dans l’électronique, on retrouve des dizaines de métaux différents dans tous les appareils, en quantités trop faibles pour les récupérer. Plus on est high-tech, moins on fabrique des produits recyclables et plus on utilise des ressources rares. Les prétendues solutions, limitées par les ressources métalliques ou la surface disponible, ne pourront être déployées à une échelle suffisante ou à temps.
Que sont les low-tech? Quels sont les principes des « basses technologies » ?
D’abord, réfléchir à nos besoins. Tandis qu’on lance des programmes d’éolien offshore au titre de (timide) transition énergétique, on égrène les lieux publics de panneaux publicitaires et d’écrans plats énergivores ! Bannir les objets jetables, brider la puissance des automobiles, rechaper les pneus, alléger leur poids – avant d’apprendre à s’en passer – permettrait des économies considérables.
Ensuite, concevoir des objets plus simples, privilégier le mono-matériau, réduire le contenu électronique (la cafetière italienne contre la machine à expresso) et mettre en place le réseau de récupération, réparation, revente, partage des objets du quotidien, outils, jouets, petit électroménager… Standardiser les formats des bouteilles, des pots de yaourt et des flacons, pour réintroduire la consigne et la réutilisation généralisées. Dans les métiers de service, faire une utilisation plus raisonnée des machines…
Votre livre dresse un constat très sévère de la situation. La transition est nécessaire, mais pour qu’elle soit possible et démocratique, elle doit être désirable. En quoi la transition vers un monde de basses technologies peut-elle être désirable ?
Techniquement, nous aurions moyen de conserver l’essentiel de notre « confort », mais en nous organisant différemment d’aujourd’hui. Certes, la transition n’est pas simple, car il y a les questions de l’impact sur l’emploi, de l’échelle d’application possible dans un monde globalisé, des nécessaires mutations culturelles et morales…
Mais quel autre choix avons-nous ? Le statu quo, dont on commence déjà à mesurer les frustrations et la désespérance qu’il engendre ? Mieux vaut tenter autre chose, expérimenter, et, au lieu de nous lamenter sur les renoncements qui seront nécessaires, avoir le bonheur d’ouvrir une perspective différente de celle d’un système à bout de souffle.
Interview menée par Jules Hebert