La légalisation du cannabis débattue pour la 1ère fois en France

Mercredi 4 février, à l’occasion de l’espace réservé de nos sénateurs, Esther Benbassa (Sénatrice du Val de Marne) a présenté la proposition de loi écologiste visant à autoriser l’usage contrôlé du cannabis.

Cette proposition de loi sera soumise au vote du Sénat le 2 avril prochain.

Monsieur le Président,

Madame la Secrétaire d’Etat,

Monsieur le Président de la commission des affaires sociales,

Monsieur le rapporteur,

Mes ChèrEs collègues,

Le 28 janvier 2014, il y a un an, je déposais, au nom du groupe écologiste, sur le bureau du Sénat la première proposition de loi visant à autoriser l’usage contrôlé du cannabis.

L’idée et le texte de cette PPL ont émergé dans le contexte des débats ayant accompagné les efforts accomplis dans cette direction par l’Uruguay, jusqu’à l’adoption, le 10 décembre 2013, de la loi 19172, qui confie à l’Etat le contrôle et la régulation de l’importation, de la production, de l’acquisition, du stockage, de la commercialisation et de la distribution du cannabis. Peu après, en janvier 2014, l’Etat du Colorado adoptait à son tour des dispositions instituant une légalisation contrôlée. Allaient suivre bientôt la légalisation dans l’Etat de Washington (au printemps 2014), l’entrée en vigueur de la loi uruguayenne (à l’automne 2014). Comme si un mouvement désormais inéluctable commençait à se dessiner, auquel se joignirent à leur tour l’Alaska, l’Oregon et Washington DC, capitale des USA.

La France n’était pas à l’abri de cette évolution. Dès 2011, Daniel Vaillant rédigeait un rapport significativement intitulé « Pour mieux lutter contre le cannabis: sortir de l’hypocrisie »… D’autres l’ont suivi, y compris après le dépôt de la présente PPL : le rapport d’information sur « L’évaluation de la lutte contre l’usage des substances illicites » de nos collègues députés Mme Anne-Yvonne Le Dain et M. Laurent Marcangeli, en novembre 2014, puis celui de Terra Nova en décembre 2014. Sans compter, bien sûr, la riche documentation scientifique et statistique existant sur le sujet depuis des années.

L’initiative qui nous vaut d’ouvrir ici un débat effectivement crucial, qui interpelle toutes les strates de notre société et les pouvoirs publics eux-mêmes, n’est pas sortie de la tête embrumée – ou enfumée – d’une écologiste présumée amatrice de joints (comme le voudraient certains clichés). Elle est le fruit d’un long cheminement. Depuis leur entrée dans cette Haute Assemblée, les écologistes ont lancé maints débats, sur maints sujets, jouant le rôle d’aiguillon qu’ils affectionnent. Aiguillon, nous le sommes donc à nouveau aujourd’hui.

Je cite : « Avec 13,4 millions d’expérimentateurs et près de 4 millions de consommateurs, le cannabis est devenu, malgré son interdiction, un produit de consommation courante comme le tabac et l’alcool (…) L’hypocrisie du statu quo n’est plus tenable. La loi de 1970, sensée protéger la société de la toxicomanie, a totalement échoué. En ce domaine, le laxisme consisterait à ne pas voir ce qui nous saute aux yeux et à s’interdire tout débat sur un sujet prétendument tabou, ce qui reviendrait à abandonner les Français sans leur offrir de véritables réponses alternatives ». Ce n’est pas moi qui le dis. Ni quelque libertaire divagant. Non. Juste un ancien ministre de l’Intérieur, Daniel Vaillant, dans l’introduction de son rapport de 2011.

En déposant la PPL dont nous débattons aujourd’hui, je n’ai pas eu d’autre objectif : vous convaincre, cherEs Collègues, de sortir de cette forme de « laxisme de fait » que dénonce Daniel Vaillant.

Le problème que le présent texte tente d’affronter comporte de multiple aspects. À cet égard, plus d’une commission de notre assemblée aurait pu légitimement en être saisie. Son examen a finalement été confié à la Commission des Affaires sociales. Ce qui ne saurait étonner :  le cannabis est aussi, et peut-être avant tout, une question de santé publique. Le rapporteur, Jean Desessard, a réalisé un remarquable travail, que je tiens à saluer. De fait, quant à ce qui me concerne, c’est précisément – entre autres motifs – la conviction que le cannabis n’est assurément pas un produit anodin, la conscience claire du fait qu’il contient des substances psychotropes potentiellement dangereuses pour la santé, notamment celle des plus jeunes, dont le cerveau est encore en formation, qui m’ont décidée à m’atteler à la rédaction de la PPL que j’ai donc l’honneur de défendre devant vous.

Reste que Madame la Ministre des Affaires Sociales, de la Santé et des Droits des Femmes ne nous honore pas de sa présence. C’est Mme la Sécrétaire d’Etat chargée des droits des femmes qui la représente. Chère Pascale Boistard, nous nous connaissons de longue date, et nous nous estimons, je crois, mutuellement. Mais quel rapport le cannabis a-t-il donc avec les droits des femmes (qui, soit dit en passant, sont moins consommatrices que les hommes) ? De rapport, je n’en vois guère, et si je me réjouis de vous voir, je n’ai pas à chercher très loin les motifs de l’absence de Mme Touraine – laquelle déclarait il y a peu sur BFM : « Je ne suis pas favorable à ce qu’on mette ce débat sur la table aujourd’hui. Maintenons le droit tel qu’il est. Il ne me semble pas judicieux, comme message à envoyer, de dire qu’au fond le cannabis, ce n’est pas si grave que cela. »

Eh bien si, le débat est « sur la table ». Et le message que nous envoyons n’est pas celui que redoute Mme Touraine. Nous avons choisi, nous, écologistes, de regarder le problème en face. Les Françaises et Français ont eux-mêmes brisé le tabou que certains veulent maintenir. Ils s’interrogent.

Ainsi, la part des personnes estimant que l’usage du cannabis comporte un risque dès l’expérimentation est-il en baisse (54% actuellement contre 62% en 2008). Les opinions des Français sur les politiques publiques menées ou à mener en matière de drogues traduisent un double mouvement : d’un côté, une plus forte adhésion aux mesures prohibitives concernant le tabac et l’alcool, et parallèlement un suffrage moins marqué aux sanctions prévues par la loi pour les personnes interpellées pour usage ou détention de cannabis. Les Français restent certes très majoritairement opposés à une mise en vente libre du cannabis (78%). La proportion de ceux qui y sont favorables (22%) a pourtant nettement progressé depuis 2008 où elle était de 15%. La part d’opinions favorables à l’autorisation du cannabis sous certaines conditions (en maintenant l’interdiction pour les mineurs et avant de conduire) a quant à elle doublé sur la période, passant de 31% à 60%. Même parmi les personnes opposées à la mise en vente libre du cannabis, une partie plus importante qu’en 2008 serait d’accord pour une mise en vente libre sous conditions. Enfin, d’après l’enquête EROPP, les Français apparaissent de plus en plus réservés à l’égard des différentes sanctions qui punissent la consommation simple (sans revente), avec une préférence pour les solutions qui orientent vers les soins ou un rappel à la loi.

Assurer avant tout la santé et la sécurité des personnes et des collectivités requiert une réorientation fondamentale des priorités et des ressources des politiques mises en œuvre. Les dépenses induites par les dispositions punitives en vigueur – inefficaces, contreproductives, et coûteuses pour le contribuable – devraient cesser, alors que celles consacrées aux mesures éprouvées de prévention, de réduction des risques et de traitement devraient au contraire augmenter pour couvrir les besoins, immenses. N’oublions pas que 41,5 % des jeunes de 17 ans ont expérimenté le cannabis et que 6,5% sont des fumeurs réguliers. 32,8% des adultes de 18 à 64 ans ont expérimenté le cannabis et 2,1% sont des fumeurs réguliers. Au moins 38 000 personnes sont prises en charge en raison de leur consommation de cannabis dans les structures spécialisées en addictologie.

Commençons par éradiquer quelques-uns des préjugés étayant la logique absurde de la prohibition:

– La théorie de l’escalade, par exemple, selon laquelle le consommateur de cannabis, en cas de dépénalisation et/ou de légalisation du cannabis, aurait nécessairement recours à des substances plus dangereuses. Cette théorie ne tient pas. La consommation de cannabis est ordinairement transitoire. Et même en cas de dépendance, les deux tiers des usagers mettent fin à leur addiction entre 25 et 30 ans.« On nous disait : les ados vont se ruer sur le cannabis, les adultes vont se défoncer et ne plus aller travailler… Rien de tout cela ne s’est concrétisé ». Voilà ce que constatait, il y a peu, Brian Vicente, l’un des rédacteurs de l’amendement 64 par lequel 55% des électeurs du Colorado ont autorisé la production et la vente du cannabis aux adultes de plus de 21 ans.

– Autre idée à révoquer en doute : l’extrême dangerosité du cannabis.

Le cannabis ne tue quasiment pas en comparaison avec des drogues comme l’héroïne et la cocaïne. Sa dangerosité est moindre que celle du tabac et de l’alcool. Certes, conduire sous l’influence du cannabis multiplie par 1,8 le risque d’être responsable d’un accident mortel de la route. Mais il est multiplié par près de 15 en cas de consommation conjointe de cannabis et d’alcool. Selon les experts européens, l’alcool serait de loin le produit le plus dangereux, entraînant des dommages sanitaires et sociaux majeurs. Suivi par l’héroïne et la cocaïne, puis par le tabac qui causerait surtout des dommages sanitaires. Seulement ensuite viendrait le cannabis, susceptible de causer plutôt des dommages sociétaux.

Certes, et je l’ai déjà dit, le cannabis n’est pas un produit anodin. L’expertise de l’INSERM sur les conduites addictives chez les jeunes soulignent qu’un excès de consommation entraîne chez eux déficit de l’activité, fatigue physique et intellectuelle, difficultés de mémorisation, difficultés relationnelles, décrochages scolaires, mal-être. Il peut également induire des troubles psychotiques, liés aussi au parcours de vie de l’adolescent. En revanche, il n’a pas été démontré que le cannabis pouvait être la cause unique d’une schizophrénie. Eh bien justement, pour lutter contre ces maux, il ne s’agit pas d’interdire et de punir, mais de prévenir et de guérir. Mieux : on ne pourra jamais efficacement prévenir et guérir qu’en levant le tabou et en cessant d’interdire pour encadrer et contrôler.

La dangerosité du tabac et de l’alcool n’ont pourtant pas induit leur interdiction ni leur pénalisation. On connaît les effets pervers de la prohibition de l’alcool aux Etats-Unis dans les années 20. Les pouvoirs publics s’attellent aujourd’hui, avec raison, à des campagnes de prévention probablement plus utiles. Pourquoi ne pas agir de même avec le cannabis ?

La guerre menée contre les drogues depuis 40 ans n’a réussi ni à limiter leur consommation ni à endiguer la criminalité liée à leur production et à leur commerce. Les interpellations pour usage de cannabis atteignent le chiffre annuel de 122 439 et représentent 90% des interpellations pour usage de stupéfiants. Leur nombre a été multiplié par cinq depuis le début des années 1990. En dehors des affaires d’usage, les services de police et de gendarmerie ont effectué 15 302 interpellations pour usage-revente et trafic de cannabis. 31 000 personnes ont été condamnées en 2012 à des peines inscrites au casier judiciaire pour consommation de cannabis.

Le premier constat qui s’impose est celui du désastre du modèle répressif français. Notre police et notre justice n’ont-elles pas mieux à faire ? N’avons-nous donc aucun souci de l’usage des deniers publics ? Le niveau de prévalence du cannabis en France est parmi les plus élevés en Europe, avec le Danemark. Un collégien français sur dix a expérimenté le cannabis, et si cette consommation ne touche qu’1,5% des élèves en 6e, elle en touche 1 sur 4 en 3e. Pire : notre stratégie de prévention nationale et d’accompagnement des usagers est quasi inexistante faute de ressources ! Au Colorado, 33 millions d’euros du produit des taxes du cannabis légalisé ont été alloués aux écoles. « Nous sommes guidés par trois principes: éviter que la marijuana ne tombe entre les mains des enfants, des criminels et des autres Etats » a déclaré la directrice de l’administration fiscale de l’Etat du Colorado. N’y a-t-il donc pas lieu de s’inspirer d’une telle expérience ?

Au sein de l’Union européenne, on rencontre trois sortes de législations:

– Celles qui considèrent l’usage de cannabis comme une infraction pénale,

– Celles qui considèrent cet usage comme une infraction administrative (passible de sanctions administratives),

 – Enfin, dans 15 pays membres de l’UE, l’usage du cannabis en tant que tel n’est pas interdit par la loi mais sa détention en petite quantité pour usage personnel constitue une infraction pénale ou administrative.

Aux Pays Bas, la détention et la vente de cannabis ne sont pas légales, mais elles sont tolérées sous certaines conditions. La Hollande n’a jamais légalisé la production du cannabis sur son territoire, et ne s’intéresse pas aux sources d’approvisionnement des coffee shops qui relèvent d’une réglementation nationale. On y dénombre moins de 9 000 interpellations pour infractions relatives aux drogues douces en 2012 pour l’ensemble du pays, 18 300 pour l’ensemble des drogues, soit dix fois moins qu’en France.

J’ajoute pour finir que la prévalence du cannabis est inférieure en Hollande à celle constatée chez nous : 13,7% sur les douze derniers mois pour les 15-34 ans contre 17,5 en France, malgré une législation infiniment plus répressive et aucune tolérance pour la vente libre.

La présente proposition de loi a pour objet ded’autoriser l’usage et d’encadrer de manière très rigoureuse la vente au détail aux personnes majeures et l’usage de plantes de cannabis et de produits dérivés issus de cultures et de pratiques culturales contrôlées, et dont les caractéristiques et la teneur en principe psychoactif (tétrahydrocannabinol ou THC) seraient réglementées.

Nous avons depuis peu plusieurs exemples de dépénalisation et de légalisation contrôlée du cannabis. L’Uruguay a adopté un ensemble de lois légalisant et réglementant les usages non médicaux du cannabis. Le modèle uruguayen repose sur un degré d’intervention gouvernementale plus élevé que les modèles commerciaux des Etats de Washington et du Colorado aux Etats-Unis dans tout le circuit allant de la production à la vente. Les recettes liées au cannabis ont été fin 2014 de 570 millions d’euros au Colorado selon une estimation.

Le rapport de Terra Nova envisage quant à lui la légalisation du cannabis et la structuration d’un monopole public avec les meilleures garanties en termes de contrôle de la prévalence et de protection des populations les plus vulnérables. Il faudra également assécher le marché noir de quelque 100 000 personnes en baissant dans un premier temps le prix du gramme de cannabis légal, puis l’augmenter comme le tabac afin d’empêcher l’augmentation de la prévalence. Cette légalisation serait une source de revenus fiscaux considérables et génèrerait la création d’au moins 13 000 emplois, hors ceux liés à la production, sans compter le coup porté aux réseaux de la drogue, à la criminalité qui leur est associée et à l’une des sources de financement du terrorisme.

Cette PPL est la première du genre à être déposée et débattue dans l’histoire parlementaire française. J’espère de tout cœur, cherEs Collègues, que vous lui apporterez vos suffrages. Mais quand bien même vous hésiteriez à le faire, l’examen de ce texte contribuera indéniablement à l’indispensable processus de sensibilisation de l’opinion publique et des responsables politiques à une question sociétale, sociale et sanitaire cruciale. Le débat est donc ouvert, publiquement, et au plus haut niveau. Voilà qui est fort bien.

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