La Chronique de Jean-Paul Besset
Européennes : l’autre chiffre
Maudit 25 juin ! Pour tous les partis, les résultats sont soit désastreux, soit médiocres. Pour tous sauf pour un : le Front national. La monstruosité, dont bien des signaux annonçaient les métastases, triomphe.
Chacun le savait ; personne ne voulait y croire.
Maintenant le cancer est là, triomphant, arrogant, conquérant. L’électrochoc permettra-t-il à chaque cellule de la société de se confronter sans tabou au phénomène pour en décrypter les causes et entreprendre le travail d’éradication ? Il y faudra beaucoup de lucidité pour ne pas tomber dans les raccourcis simplistes – la faute à machin ou à truc – qui exonèrent chacun de la responsabilité collective. L’introspection sera rude tant elle ébranle les constructions sociales et culturelles, obligeant à des mutations d’ampleur. Nous ne l’aborderons pas ici.
Notre propos aujourd’hui est à la fois plus simple et plus redoutable. Il s’agit de regarder les chiffres autrement. Que cachent encore les urnes ? Avec une abstention de 57,6%, ce sont, en chiffres bruts, 26 millions de français et françaises, toutes générations et couches sociales confondues, qui ont refusé de participer à l’acte majeur de la citoyenneté (sans compter les deux à trois millions de non-inscrits) au moment où l’enjeu européen n’avait jamais été si clair. A l’échelle des 28 pays de l’Union, sur 380 millions d’inscrits, ce sont quelques 220 millions de personnes qui se sont abstenues ! Confirmation, s’il en était besoin, de la tendance lourde observée élection après élection dans tous les pays démocratiques, en France, en Europe et ailleurs.
En intégrant le phénomène abstentionniste massif, les scores réalisés par les différentes familles politiques claquent comme autant de désaveux cinglants : en France, l’UMP ne recueille réellement que 8,5% des voix, le PS 5,7% et EELV…3,6%.
Vu sous cet angle, le score du FN est lui aussi relativisé : 10,1% en réel, soit un français sur dix, et non plus 25% et un français sur quatre. Faut-il en être rassuré ?
Bien au contraire. Progressivement, en devenant massive, l’abstention a changé de nature. Elle n’est plus cet acte marginal de paisibles pécheurs à la ligne ou le produit relativement inoffensif de déceptions ponctuelles. A la faveur du déferlement des crises et du désarroi généralisé qu’elles provoquent, y compris au cœur des formations politiques traditionnelles, le refus de vote s’affirme désormais comme un phénomène central et prend de plus en plus un sens « politique ». Dans le sens de la politique du pire. L’abstention devient un gigantesque bras d’honneur à l’expression démocratique, une manière brute de « résister », de manifester sa désaffection vis-à-vis de l’intérêt général et du vivre ensemble, de signifier qu’on ne croit plus en rien. Elle marque l’impasse d’une civilisation.
En refusant de voter, de plus en plus de gens symbolisent leur mise à l’écart de la société, de ce qui lie ou anime le collectif humain, de ce qui en fait sa valeur. Sentiment d’impuissance, protestation sourde, refus hargneux, rejet de l’autre, amertume, frustrations et repli individualiste se mélangent et s’entretiennent, étendant leur domination sur les esprits. Il ne s’agit plus de choisir son destin. Tout est rejeté en vrac dans le grand sac de l’aigreur. Propositions, projets d’avenir, espérances, quels qu’en soient les porteurs, passent ainsi à la moulinette d’un négativisme profond.
De ce négativisme tous azimuts, le FN et ses affidés européens font leur miel dans la mesure où ils s’y identifient. L’abstention assumée, revendiquée comme un crachat, devient l’antichambre du vote extrémiste et les abstentionnistes un gibier de choix pour les chevaliers du national-populisme. Une véritable armée de réserve dort dans les 57,6 % d’abstentionnistes aux élections européennes. Voilà qui ouvre de beaux jours aux chantres du grand bond en arrière. Et en promet de bien sombres aux forces démocratiques si elles ne se ressaisissent pas en mettant en œuvre des politiques susceptibles de redonner du cœur à l’ouvrage d’une gigantesque mutation. Celle dont les écologistes sont les éclaireurs.
Jean-Paul Besset