Yannick Jadot : « Entrons en dissidence »
L’entrée en dissidence des Vaclav Havel, Lech Walesa et autres Soljenytsyne a été essentielle pour miner le régime soviétique. Mais aujourd’hui, pourquoi entrer en dissidence?
On a été nombreux à croire que la crise de 2008, après tant d’autres, et la perspective de Copenhague allaient enfin ouvrir de nouvelles perspectives sociales, économiques et écologiques, ainsi que pour la protection du climat. Le problème, c’est que l’oligarchie qui s’est nourrie du système jusqu’alors, fait tout pour maintenir le statu quo. Je parle de ces gens qui gèrent Bercy un jour, puis une grande banque le lendemain, qui passent des grands corps de l’Etat à Veolia ou Suez après un passage en cabinet ministériel, qui organisent le système énergétique depuis la direction de l’énergie, d’EDF et d’Areva. Cette oligarchie divertit les Françaises et les Français avec le gaz de schiste pour éviter tout débat et toute ambition sur le climat, les économies d’énergie et les renouvelables. Nos « élites » n’ont aucun intérêt à ce que ça change. Elles ne racontent plus l’avenir et nous laissent englués dans le passé, dans le seul but de rester en haut de l’échelle. Si l’on ajoute à cela des institutions d’un autre âge, souvent en totale déconnexion avec le réel et les réseaux numériques, vous obtenez l’impression largement répandue que le système tourne sans nous, et parfois contre nous. C’est ce sentiment d’abandon qui nourrit le vote d’extrême-droite partout en Europe !
Entrer en dissidence aujourd’hui, c’est donc rompre avec cet état de fait, car il n’y a pas de fatalité. Certains se sont d’ores et déjà saisi de leur destin. Prenez les exemples de Beganne ou du Mené, en Bretagne : les habitants de ces villes ont décidé ensemble de produire eux-mêmes leur propre énergie, en installant en France les premiers parcs éoliens participatifs, à l’abri de l’Etat et son bras armé EDF, mais aussi à l’abri des marchés puisqu’ils sont à la fois producteurs et propriétaires de l’énergie produite. Prenons ces paysans éleveurs en Bretagne qui font de la qualité, produisent de manière durable et protègent la biodiversité des terriroires, à des années lumière du système prédateur des Doux ou Gad. Ce sont ces gens qui incarnent le nouveau souffle démocratique dont nous avons tant besoin. Le rôle du politique désormais, doit à mon avis être de permettre à ces gens et ces réseaux de s’étendre, pour devenir majoritaires.
Comment faire, alors, puisque vous dites que l’Etat ne doit plus avoir son mot à dire ?
Au contraire, l’Etat tient là une occasion en or de réhabiliter son action. Si aujourd’hui ces acteurs doivent faire sans l’Etat, c’est parce qu’il cultive trop souvent le système rentier qui paralyse la France, en co-gérant l’agriculture avec la FNSEA, les déchets avec Veolia, les infrastructures avec Bouygues et Vinci… Il suffit de voir comment il s’y prend pour mettre en place le Pacte de responsabilité cher à François Hollande : on reste dans une caricature de cogestion en vase-clos de l’économie par le couple Etat-Medef – avec au passage la preuve manifeste de la reproduction des élites en la personne de Pierre Gattaz, fils de Jean, celui-là même qui négociait avec Mitterrand dans les années 1980. On répète les mêmes erreurs qu’hier, sans que rien n’ait changé ou presque depuis l’après-Guerre ! Au passage, le plus terrible dans cette histoire est que les grands groupes auxquels l’Etat s’adresse ne sont plus les champions nationaux d’hier : ils délaissent le marché domestique, investissent des milliards à l’étranger pendant qu’ils ferment leurs usines en France, et se goinfrent encore et toujours d’argent public, comme on l’a vu ces 10 dernières années avec PSA…
A l’Etat de cesser de verser des milliards aux grands groupes de l’agro-alimentaire et aux grands exploitants agricoles, alors que je rencontre chaque semaine des paysans qui bâtissent d’ores et déjà l’agriculture de demain, basée sur une production de qualité en circuits courts, avec un lien structurant pour les territoires environnants, et notamment les territoires urbains !
A l’Etat de rompre avec cette cogestion de l’économie avec le MEDEF, et de s’adresser aux vraies énergies du pays, celles et ceux qui le mettent en mouvement : les PME, les TPE, ceux qui paient 30% d’impôts quand Total en paie à peine 10%, alors que ses reins sont infiniment plus solides…
A l’Etat de rompre avec cette gestion strictement nationale, en allant voir ses partenaires européens pour lutter efficacement contre les multinationales comme Mittal, pour redonner un sens à sa politique industrielle en la fondant ensemble sur les secteurs stratégiques à haute valeur ajoutée, sobres en carbone et en énergie, comme l’éolien ou les aciers légers.
Vous êtes très pessimistes pour l’avenir ! On voit pourtant des initiatives qui changent la vie des gens dans certains territoires, non ?
Non, au contraire, je suis très optimiste car je les vois chaque jour, ces citoyens qui inventent la société de demain ! Les nouveaux modes de consommation en ligne, les sites de covoiturage, de colocation, le crowdfunding sont autant de choses qui donnent un nouveau souffle à notre démocratie en même temps qu’elles renouvellent notre modèle économique en le rendant plus participatif et plus en phase avec le réel. Idem pour les paysans qui préfèrent produire du bio plutôt que de donner dans le productivisme destructeur d’emplois et de territoires. Et comment être pessimiste quand on voit l’histoire des salariés de Bosch à Vénissieux, qui ont réussi à se reconvertir au photovoltaïque alors que leur usine de pompes à injection diesel était sur le point de fermer en 2009 !
Seulement, il faut reconnaître que des menaces pèsent considérablement sur notre destin collectif, au premier rang desquelles le traité de libre-échange transatlantique actuellement en négociation. Bien loin de nous aider à reprendre en main notre souveraineté individuelle et collective, le TTIP, puisque c’est son nom, pourrait consacrer pour longtemps le pouvoir des multinationales sur les Etats et toutes les institutions démocratiques aujourd’hui existantes des deux côtés de l’Atlantique. Cela voudrait dire plus d’OGM dans nos champs, plus de bœufs aux hormones et de viande chlorée dans nos assiettes, la remise aux calendes grecques de toute transition énergétique, et encore moins de capacité qu’aujourd’hui pour les citoyennes et citoyens de peser sur les choix collectifs. On tient là une formidable occasion d’entrer en dissidence, de dire « non » pour laisser la porte ouverte à la démocratie 2.0 que nous sommes nombreux à appeler de nos vœux.