Damas, Verdun de la Liberté ?

Mural_del_Gernika

Dans ce texte Alain Lipietz rappelant le précédent de la Guerre d’Espagne exprime pourquoi une intervention lui paraît nécessaire. Cette contribution a été publiée par Politis du 5 septembre dans une version très peu différente, après l’éditorial de Denis Sieffert « Syrie : vrais et faux débats » qui appelle à trouver la voie pour « protéger les courants laïques de la rébellion » de « l’aviation et des bombes » d’Assad.

 

De mois en mois, les occasions de revisiter la crise des années 30 pour éclairer la crise présente se multiplient. Désormais : la question de la guerre ou de la « non-intervention ». Mêmes causes, mêmes effets, mêmes punitions : comme disaient les Anciens, « Le capitalisme porte la crise et la guerre comme la nuée porte l’orage »…

Il y a quelques mois, je profitais d’une réunion politique à Madrid pour visiter le Musée de la Reine Sofia, un ancien couvent qui sert désormais d’écrin à Guernica. Cette fresque bouleversante et gigantesque fut peinte par Picasso pour mobiliser l’opinion mondiale contre le danger international des fascismes, désormais alliés. Elle dénonçait le premier bombardement aérien de terrorisation, crime commis par la Légion Condor de l’aviation allemande mise au service de Franco.

Guernica trône aujourd’hui dans une salle immense, encadrée par d’autres salles où sont exposé les tableaux ou affiches des artistes du camp progressiste international, mobilisé « pour l’Espagne ». Les panneaux explicatifs notent avec une pointe d’amertume que la Guerre d’Espagne a offert à la peinture mondiale quelques nouveaux thèmes : une certaine « hispanitude », des populations civiles impuissantes, écrasées par le fer et feu tombés du ciel…

Je me penchai sur des « Une » du mensuel Regards, news magazine du PCF lancé en 1932. À l’époque c’est un précurseur du photojournalisme, pour qui travaillent des géants (Cartier-Bresson, Capa, Ronis…). Le titre a déjà le même graphisme que celui des années 2000 (coucou, Clémentine, Roger !) Une couverture crie : « Madrid, Verdun de la Liberté ».

Ce titre me glaça. Au même moment, les troupes aguerries du Hezbollah balayaient à l’est de la Bekaa les villes libérées par les insurgés syriens. La dictature baasiste d’Assad écrasait sous les bombes et les Scud ses propres populations. Le TNT est-il plus politiquement correct que les gaz ? Le monde se taisait. Les derniers feux du Printemps arabe seraient-ils ainsi noyés ? Titrera-t-on un jour « La Ghûta, Guernica de la Liberté » ?

Aujourd’hui le monde s’ébroue. « Ça sent le gaz, c’en est trop ». Pas question évidemment de « faire tomber le régime ». Simplement, une bonne tape. Et encore… A l’époque de Guernica, les foules du Front Populaire s’époumonaient : « Des canons pour l’Espagne ! » et le pauvre Léon Blum, pathétique, leur répondait « Mais vous savez bien que je ne peux pas ! » Son ministre Pierre Cot, Jean Moulin, Malraux parvinrent à passer quelques avions aux républicains. Mais le gros du soutien viendra de Staline, et le Parti Communiste d’Espagne en profitera pour s’imposer sur le terrain, massacrant ses partenaires républicains du POUM et de la CNT.

Pourquoi Léon Blum n’a-t-il rien fait ? Pourquoi cette série de lâchetés face aux fascismes qui, de surenchère en surenchère, mèneront à l’embrasement général de 1939, encore évitable trois ans plus tôt ? Bien sûr, la composante pacifiste de la gauche française (avec la puissante Fédération des instituteurs), traumatisée par le cauchemar de 14-18, refusait « l’engrenage ». Soutenir les républicains espagnols, c’était déjà affronter Hitler et Mussolini. Et surtout, l’Angleterre ne voulait pas, justement à cause de la composante stalinienne dans la résistance espagnole à Franco. Neville Chamberlain  ne désespérait pas de jeter Hilter contre Staline… D’où la doctrine britannique de « non intervention ».

Aujourd’hui, et jusqu’au gazage de la Ghûta (la banlieue de Damas tenue par les rebelles à la dictature), le monde « ne peut  pas », ne veut pas. Parce que le syndicat des dictateurs, avec à sa tête la Russie de Poutine, soutient Assad. Et la Chine, la vraie super-puissance, considère la Russie comme son ministre délégué aux affaires « à l’Ouest d’Aden ». Et aussi parce que les forces sunnites jihadistes, proches d’Al Qaeda, sont maintenant une puissante composante militaire de la révolte contre Assad. Parce que justement on n’a pas voulu aider la résistance quand elle était laïque et démocrate. Et comme Assad (bien aidé par le fanatisme de la composante sunnite des rebelles) est parvenu à transformer la guerre civile en guerre confessionnelle, les chiites radicaux, soutenus par l’Iran, sont entrés en guerre contre les sunnites radicaux. Et le monde ne désespère pas de voir Al Qaeda et le Hezbollah s’entre-dévorer.

Alors, quand la dignité du monde exige, face au gazage de la Ghûta, de faire un geste, pas question d’armer le peuple syrien en lutte pour sa liberté : ce serait armer Al Qaeda ! On envisage juste quelques bombardements de « sanction ».

Penché sur ce Regards de 1937, je méditais. Bien sûr, personne n’a envie que la Syrie tombe aux main des jihadistes et devienne un nouvel Afghanistan. Mais après tout, les combattants du « Verdun de la liberté » étaient armés, encadrés par les commissaires de Staline. Si l’armée républicaine avait gagné sous direction stalinienne, que serait devenue l’Espagne ? Sans doute la première « démocratie populaire satellite », comme la Tchécoslovaquie ou la Pologne 10 ans plus tard. Mais peut-être aurait-on ainsi évité la Seconde guerre mondiale ? Peut-être, en armant les Républicains, aurait-on pu brider les staliniens (l’Armée Rouge était bien loin)…

On ne fait pas de politique avec des « si ». Nous ne savons que deux choses : 1. on est toujours perdant à détourner les yeux des crimes commis chez le voisin, 2. on ne « donne » pas la liberté, on ne peut qu’aider un peuple en lutte à la conquérir. Entre la non-intervention et les bombardements de confort moral, il y a peut-être une voie utile pour aider son prochain.

Alain Lipietz

 

photo sous licence Creative Commons par papamanila : reproduction murale (en carreaux de faïence) du tableau dans la ville de Guernica 

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