Dominique Voynet décorée par Christiane Taubira
Dominique Voynet, maire de Montreuil, a été décorée le mardi 24 juin de la Légion d’honneur par la ministre de la Justice, Christiane Taubira. L’ancienne ministre de l’Environnement a prononcé le discours suivant lors de la cérémonie au cours de laquelle elle a été décorée.
Voici le discours tenu par Dominique Voynet à cette occasion :
Madame la Ministre, chère Christiane,
Monsieur le Préfet,
Mesdames et messieurs les parlementaires, français et européen,
Madame la représentante du Président du Conseil régional,
Monsieur le Président du tribunal de grande instance,
Madame la procureure de la République,
Monsieur le vice-président du tribunal administratif,
Mesdames et Messieurs les élus,
Mesdames, Messieurs,
Chers amis, de Montreuil et d’ailleurs,
De loin, il me semblait que l’exercice ne présentait guère d’écueils. Qu’il me revenait de remercier celle qui a souhaité transmettre mon nom à la grande chancellerie, celle qui a accepté et de me remettre cette décoration (et d’inaugurer avec nous la place Aimé Césaire tout à l’heure), celles et ceux grâce auxquels j’ai grandi, appris, réfléchi, lutté, agi, celles et ceux qui m’accompagnent dans la vie, et auxquels cette décoration est due autant qu’à moi.
Au fil des jours, il est apparu que – pour avoir grandi dans une famille qui s’en défiait, et milité dans un parti qui en rejetait jusqu’au principe – je ne pouvais pas ne pas revenir sur le sens même que revêt pour moi cette décoration, colifichet dérisoire pour certains, honneur solennel pour d’autres.
J’ai grandi dans une famille modeste – des grands parents ouvriers et paysans, des parents enseignants, nourris des valeurs de la République, liberté, égalité, et surtout fraternité – où on considérait que le seul mérite qui vaille, c’est celui de l’effort, qu’il s’agisse des études ou de l’entraînement sportif, où l’idée même de recevoir une décoration apparaissait saugrenue, où la perspective d’une reconnaissance publique des mérites de telle ou tel semblait en amoindrir le prix. L’effort était la règle, le mérite personnel et discret. Et travailler, servir, rendre ce qu’on avait reçu, la juste récompense.
J’avais plus de 40 ans quand ma mère m’a interrogée très sérieusement quant à la façon dont j’entendais « rembourser » la société des efforts qu’elle avait consentis pour ma formation de médecin. J’espère l’avoir convaincue de ma rentabilité sociale;-) mais je n’en suis pas totalement certaine, en lui rappelant que j’avais, avec d’autres, contribué à éviter quelques sottises ruineuses à notre pays, de la réalisation du grand canal Rhin-Rhône – 30 milliards de francs, c’était au siècle dernier – à la poursuite de l’exploitation de Superphénix, en passant par quelques tronçons d’autoroutes, à travers le marais poitevin ou les Alpes…
Reste que dans cette famille-là, et bien avant 68, on répondait aux questions des enfants, qu’il s’agisse d’argent, de sexualité, de religion ou de politique, on lisait tous les livres, on savait qu’aucun gène n’interdit aux garçons de repasser le linge ou de faire la vaisselle ni aux filles de devenir chirurgiennes ou présidentes de la République. (Et quand on était convoqué par le surgé parce que l’aînée de la famille, moi, élève en classe de sixième, s’était rendue coupable de faire circuler auprès des professeurs une pétition écrite sur un cahier d’écolier contre la condamnation à mort, par Franco, de jeunes militants basques, on défendait la jeune coupable et on s’en montrait fier!)
Il se trouve que j’ai contribué à fonder un parti politique qui se méfie, plus que d’autres, de la distribution de médailles. Un parti nourri des valeurs de la République lui aussi, même s’il dit plus souvent Solidarité, autonomie, responsabilité, laïcité, non violence que Liberté, égalité, fraternité. Un parti qui ne s’est pas contenté de porter un projet de transformation écologique et sociale de la société, radical dans ses ambitions, réformiste dans sa pratique. Un parti qui a voulu réexaminer le fonctionnement du pouvoir lui-même, des partis, des institutions, qui s’est appliqué et continue à s’appliquer à lui-même quelques unes des avancées démocratiques proposées à la société. De la parité hommes-femmes, qui faisait rire il y a à peine vingt ans, et qui est juste évidente aujourd’hui, à la suppression des départements et même du sénat, qui eurent moins de succès, en passant par les pays et leurs conseils de développement, nous fûmes fort créatifs, aidés en cela – je l’admets – par notre marginalité même. C’est vrai que c’est plus facile de se positionner fermement contre le cumul des mandats quand… on n’est pas élu et que le mode de scrutin interdit d’y penser ! Et que c’est plus commode de refuser des décorations quand personne n’a jamais imaginé vous en proposer !
La question s’est posée très concrètement pour moi quand je suis devenue membre du gouvernement de Lionel Jospin et que j’ai dû, comme d’autres, suggérer des noms de personnes dont l’engagement, la loyauté, le mérite, au sens plein du terme, ne souffraient pas de discussion. Des noms dont j’étais à peu près sûre qu’ils ne seraient proposés par personne d’autre, en raison de leur modestie, comme Pierre Overnoy, viticulteur jurassien audacieux et patient, ou en raison de l’odeur de soufre qui les entourait. Je pense à Simone de Bollardière, qui prit l’initiative d’une grève des impôts, pour alerter sur le coût de l’armement nucléaire, et soutint objecteurs de conscience et renvoyeurs de papiers militaires en soutien aux paysans du Larzac. Je pense à François Jeannin, syndicaliste ici présent, à Didier Anger, petit caillou dans la chaussure des nucléocrates du Cotentin, à Gilbert Simon, militant de la cause des grands prédateurs, ours des Pyrénées, loups du Mercantour, lynx du Jura. Ai-je eu raison de leur proposer de devenir chevaliers de la Légion d’Honneur, non comme un pied de nez à l’institution, mais comme un effort pour élargir le champ du mérite, trop souvent reconnu hier aux seuls gradés militaires, directeurs d’administration centrale, grands résistants ou médaillés olympiques ? Ont-ils eu raison de l’accepter, pas seulement pour eux-mêmes mais pour les causes qu’ils ont défendues, et pour celles et ceux qui leur ressemblaient, des innovateurs sociaux, des syndicalistes, des militants, des passionnés, des intranquilles, des lanceurs d’alerte ? C’est à eux qu’il faudrait le demander. C’est eux qui m’ont convaincue, en tout cas, qu’il faut plus de générosité pour accepter avec simplicité ce symbole de la reconnaissance du travail accompli que de le refuser, au motif de je ne sais quel arrogant mépris des honneurs, de je ne sais quelle prise de distance – deux siècles plus tard – avec les désordres de l’épopée napoléonienne.
Pour ce qui me concerne, c’est lorsque j’ai été élue au suffrage universel que j’en ai mesuré la responsabilité et le prix. Elue au scrutin de liste, à la proportionnelle, je n’avais de positions à défendre que celles de mon parti. Elue par une majorité, je suis devenue comptable des valeurs partagées, du projet collectif, et des symboles de ce qui nous unit.
Le temps a passé. J’ai changé. Vous avez, nous avons changé. De plus en plus détachés du prêt à penser, des slogans, des idéologies qui donnent bonne conscience sans jamais rien changer au quotidien des gens au profit desquels on prétend se battre et qu’on manipule trop souvent, « pour leur bien ». De plus en plus inquiets devant la fragilité des remparts édifiés pour garantir la paix, c’est le cas de l’Europe, devant la montée des égoïsmes, la désignation de boucs émissaires, la banalisation de l’extrême droite, la pauvreté de millions de personnes ici, dans un des pays les plus riches du monde, et la colère de tant de jeunes adultes et d’adolescents convaincus qu’ils vivront plus mal que leurs parents.
J’ai renoncé à la radicalité des postures, et au lyrisme des discours, parce qu’il s’agit de changer la vie vraiment, maintenant, en prenant en compte la réalité dans sa complexité, les exigences de la loi, les carcans administratifs, la complexité des normes, les budgets étriqués, et aussi les préjugés, les résistances, les ambivalences, les contradictions, les conflits d’usage ou d’intérêt. Il s’agit de reconstruire la ville sur la ville, avec celles et ceux qui sont là, pas de construire ex nihilo une ville idéale, avec ceux qui pensent comme nous. Il s’agit de voir le bout de nos actes, de faire ce qui doit être fait, ici et maintenant, même si c’est imparfait, même si c’est inconfortable, et même parfois ingrat.
Il me reste au fond quelques idées simples.
La conviction que la violence se nourrit de l’injustice, au niveau local, dans les quartiers de nos villes, comme au niveau international, dans les relations nord-sud.
La conviction qu’une civilisation se juge à l’aune du sort qu’elle réserve aux plus faibles et aux droits qu’elle reconnaît aux minorités.
La conviction qu’on gagne toujours à reconnaître à d’autres des droits dont on jouit soi-même, et qui ne nous privent de rien (mariage pour tous, Gilles et Dale)
La conviction que celles et ceux qui vivront après nous nous jugeront durement pour avoir, en une, deux ou trois générations, saccagé les forêts du Brésil, de Tanzanie et du Gabon, épuisé les ressources des océans, couvert de bitume les terres cultivables, modifié le climat de la terre. Et qu’il est urgent de changer un modèle, qui saccage les ressources naturelles en épuisant et en humiliant les hommes.
La conviction qu’il est des innovations techniques et scientifiques qui ne servent pas le progrès humain, qu’il nous faut avoir la force de le dire et de les refuser, et que si progrès il y a, il est bien souvent du côté de l’éducation, de la culture, de la diversité des langues, de la connaissance de soi et des autres.
La conviction que le bonheur n’est pas, ne peut pas être corrélé au niveau de consommation et qu’il a beaucoup à voir avec l’odeur du cou d’un petit enfant, les notes échappées d’un piano, la saveur d’un fruit gorgé de soleil, la nostalgie brève qu’on éprouve en refermant un livre.
Il me faut à présent remercier celles et ceux qui m’ont accompagnée jusqu’ici.
Mes parents, mes frères et sœurs, mes filles Marine et Jeanne, leurs amoureux et leurs enfants.
Et mes professeurs du lycée de jeunes filles de Belfort, qu’il faudrait pouvoir citer tous, car je n’avais pas la langue dans ma poche, Marguerite Yeny, Renée Billod, mes compagnons d’entraînement du club de natation, Thierry, Nicou, Pierre-Henri, Renaud, les amis et militants – socialistes, écologistes, ou… rien du tout – de Belfort, de Besançon, de Dole et de partout, les équipes du gouvernement de Lionel Jospin et du ministère de l’AT et de l’Envt, et ce soir tout particulièrement, les hommes et les femmes qui m’accompagnent, quel que soit leur statut, à Montreuil, avec un dévouement et une générosité qui méritent votre gratitude à vous aussi.
Merci encore à Cécile Duflot, qui nous fait honneur au gouvernement (j’en veux pour preuve le projet de loi sur le Logement, présenté ce matin en conseil des ministres) et à Christiane Taubira, pour les luttes fièrement menées en notre nom, contre les bienfaits de la colonisation hier, pour l’égalité des droits aujourd’hui, et pour l’honneur qu’elle nous fait d’être parmi nous ce soir.