Intervention d’Esther Benbassa sur le projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe
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4 Avril 2013
Monsieur le Président,
Mesdames les Ministres,
Monsieur le Président de la Commission des Lois,
Monsieur le Rapporteur,
Mes ChèrEs collègues,
Comment comprendre la revendication, de la part des personnes gays et lesbiennes, d’un accès à une union dite « normale » ? « Normale », ici, signifiant simplement ordinaire, ne distinguant en rien ces couples-là – en termes de devoirs, comme en terme de droits – de M. et Mme Toulemonde. Force est de constater, aujourd’hui, la baisse du nombre de mariages civils et religieux célébrés dans la société globale, et l’augmentation de la naissance d’enfants hors-mariage. Alors pourquoi, se demanderont d’aucuns, celles et ceux qui ne font rien « comme tout le monde » exigeraient-ils/elles donc d’accéder au mariage, institution traditionnelle et quelque peu empoussiérée ?
La perception de l’homosexuel a certes varié dans l’Histoire. Mais celle qui éclot à l’Âge classique est indissociable de la « morale bourgeoise ». Elle se traduit par une volonté d’exclusion morale et sociale des homosexuels, dont les répercussions, même atténuées, pèsent encore sur nos mentalités.
Comme Didier Eribon le souligne dans ses Réflexions sur la question gay (p. 402), la « morale bourgeoise » n’est pas seulement une morale du travail. C’est aussi une morale de la famille, qui dit désormais ce que doit être la société, et qui y appartient ou non de plein droit. Michel Foucault, déjà, dans son Histoire de la folie, insistait sur la prégnance d’« un certain ordre dans la structure familiale », valant « à la fois comme règle sociale et comme norme de la raison (…). La famille avec ses exigences devient un des critères essentiels de la raison (…). Elle exclut comme étant de l’ordre de la déraison tout ce qui n’est pas conforme à son ordre ou à son intérêt ». L’Âge classique procède, précise Foucault, à la « confiscation de l’éthique sexuelle par la morale de la famille » (p. 104-105).
En sommes-nous donc toujours là ? Et le moyen d’en sortir, après tant de siècles d’exclusion morale et sociale, ne passe-t-il pas, paradoxalement, par l’expression et la satisfaction de ce désir de mariage, de ce curieux désir de normalité bourgeoise, de la part des gays et des lesbiennes ? Gays et lesbiennes entendent affirmer par là leur légitimité à se situer du côté de l’inclusion et de la « raison ». Et mettre fin à ces siècles de discrimination qui en ont fait des malades et des fous. Ils/elles sont des êtres et des citoyen(ne)s comme les autres. Et la revendication du « mariage pour tous » fait partie d’une demande légitime de normalisation, de banalisation de leur condition.
Quels qu’aient pu être leurs slogans officiels ou officieux, les récentes manifestations anti-mariage-pour-tous ont appuyé l’idée inverse et séculaire selon laquelle ces gens-là ne sont pas comme les autres et n’ont donc pas droit à ce que tout citoyen ou résident, en France, obtient sans problème aucun. Elles ont remis à l’ordre du jour la fameuse « morale bourgeoise », pourtant bien craquelée depuis un bon demi-siècle. Une revanche, enfin, sur les artisans de mai 68 qui auraient voulu l’abattre mais qui, soyons modestes, n’ont réussi qu’à bousculer un peu l’ancien modèle de la famille.
Un retour du refoulé, surtout. L’ordre familial revient au galop et a trouvé ses cibles : anciens exclu(e)s et ami(e)s de la déraison. Et ce au nom du supposé intérêt supérieur de l’enfant. Protéger les enfants, tout le monde est pour. Les opposants au mariage pour tous tentent donc d’en faire la justification imparable de leur refus. Le besoin, chez l’enfant, d’un père et d’une mère – contre le désir d’enfant des homosexuel(le)s. Pure idéologie. Les manifestants expriment une peur : celle de l’effondrement d’une famille traditionnelle déjà bien ébranlée, et de la multiplication, pour un même enfant, du nombre de référents parentaux. Fini, hélas, le modèle papa-maman-et-leur-enfant ! Fini depuis longtemps en fait. Sans que les gays et les lesbiennes soient des pionniers en la matière. Les familles recomposées ne les ont pas attendus pour se recomposer…
Aucune étude ne démontre que les enfants de familles monoparentales ou homoparentales, que les enfants adoptés, ou nés par PMA ou de mères porteuses, vivent nécessairement dans le malheur. Ils ne vont ni mieux ni moins bien que les autres, élevés dans des familles dites « normales ». L’avocate Caroline Mécary, qui a consacré une grande partie de sa carrière à défendre des familles homoparentales, écrit que si c’était l’inverse qui était vrai, « il faudrait alors immédiatement contraindre les dix pays européens qui ont d’ores et déjà ouvert l’adoption à tous les couples, à modifier leur législation, l’intérêt de l’enfant ne pouvant être à géométrie variable. »
Ces situations-là existent. Ce sont à ces enfants-là que notre droit est tenu d’apporter une réponse. Les enfants nés par PMA ou par GPA, déjà existants, les enfants de parents homos ne sont-ils pas des enfants comme les autres ? Doit-on les exclure, comme on tente d’exclure leurs parents ? Et pour aller encore plus loin, peut-on affirmer sans ambages que l’intérêt « supérieur » de l’enfant est vraiment au centre de notre construction juridique, qui donne la priorité à la liberté d’engendrer de chacun, quels que soient ses qualités et ses défauts réels ou supposés ?
Les pauvres et les riches, les alcooliques et les sobres, les analphabètes et les cultivés, les malades et les bien-portants, les brutes et les doux, tous partagent le même droit de créer une famille. Et c’est fort bien ainsi. Le temps où la société s’arrogeait le droit de stériliser les alcooliques et les handicapés comme dans les années 1930 en Suède, au nom de l’« intérêt » de l’enfant, est heureusement révolu. Il n’y a que les gays et les lesbiennes à qui, aujourd’hui, on ose ouvertement dénier le droit de fonder une famille au nom de l’intérêt « supérieur » de l’enfant. Pourquoi ? Parce qu’ils seraient différents? Mais différents en quoi, et différents de qui, exactement ? Cette « différence » est-elle autre chose, au fond, que le préjugé qui les frappe ? Et est-il admissible de continuer à faire de ce préjugé une règle sociale et juridique ? Si ce n’est pas de la discrimination, alors, qu’est-ce donc ?
L’internement des gays pour déraison fut hier l’un des outils de la sauvegarde de l’ordre moral au centre duquel se trouvait la famille. La psychiatrie a longtemps joué ce jeu. Aujourd’hui, certains psychanalystes instrumentalisent leur science pour apporter un renfort aux anti-mariage-pour-tous, et défendent le modèle traditionnel de la famille, dans une sorte de conservatisme dont on ne sait ce qu’il doit vraiment à la psychanalyse. Au XIXe siècle, l’homosexualité était tenue pour une pathologie mentale ou pour une perversion du désir ou de l’instinct. Rien, pourtant, dans l’expérience freudienne, ne peut valider « une anthropologie qui s’autoriserait du premier chapitre de la Genèse », comme le rappelle Jacques-Alain Miller.
Relisons donc la Genèse. Genèse 1, 28 : « Croissez et multipliez ». Genèse 2, 24 : « Voilà pourquoi l’homme abandonne son père et sa mère : il s’unit à sa femme, et ils deviennent une seule chair ». Pour les psychanalystes qui se réclament en fait de l’Adam et de l’Eve de la Genèse comme d’un modèle indépassable, il s’agit évidemment plus de croyance religieuse que de psychanalyse.
On ne surestimera jamais trop, dans une France à la laïcité pourtant si chatouilleuse, le poids écrasant d’un impensé catholique dominant. Si le projet de loi que nous discutons avait clairement annoncé la couleur en visant à « ouvrir » le « mariage civil » (plutôt que simplement « le mariage ») aux couples de personnes de même sexe », aurait-il échappé aux foudres de l’Eglise ? Je l’ignore. Ce qui est sûr, c’est que la sacralisation catholique du mariage continue de nous coller à la peau. Pas de révolution luthérienne, chez nous. Une révolution qui, ailleurs, a émancipé le mariage de la tutelle de l’Eglise et l’a désacralisé, qui a accéléré un bouleversement des représentations, des symboles et des pratiques héritées de la longue tradition catholique.
Avec Luther, le mariage devient (déjà) un « mariage pour tous », pour les laïcs et les prêtres, pour les chrétiens et les païens. Ce qui explique peut-être la facilité avec laquelle le mariage entre personnes du même sexe a été instauré dans certains pays à majorité non catholique. Récemment encore, en Grande-Bretagne, la Chambre des Communes adoptait en une journée le mariage pour tous à une écrasante majorité. Et ce 5 février 2013, le sujet ne faisait la Une que d’un seul journal ! De fait, du point de vue des droits parentaux, ce vote ne bouleversait pas la donne. Outre-Manche, les couples homosexuels, qui peuvent s’unir depuis 2005 dans le cadre d’un partenariat civil, ont les mêmes droits parentaux que les couples hétérosexuels. Et ils peuvent déjà adopter et recourir à la PMA ou à une mère porteuse, pourvu que celle-ci ne soit pas rémunérée.
La France, premier pays à décriminaliser l’homosexualité dès 1791, se classe depuis plusieurs années parmi les nations les plus conservatrices en matière de droits LGBT. Quel paradoxe ! La PMA, on n’ose plus en parler. Même la récente circulaire de Madame la Garde des sceaux engageant les magistrats à faire droit aux demandes de délivrance de certificats de nationalité française au profit d’enfants nés à l’étranger de Français ayant eu recours à une GPA a provoqué la polémique ! L’intérêt « supérieur » des enfants, en cette occurrence, semblait de peu de poids. Ils ne sont pas des enfants comme les autres ? Et parce qu’ils ont été conçus hors des modèles admis, seraient-ils donc marqués au sceau d’une sorte de « péché originel » ? Et pour cela, il faudrait les punir ?
Les opposants au mariage gay et lesbien le dénoncent comme un facteur de décadence. Des pays « avancés » comme les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne reconnaissaient la PMA et la GPA avant même de légaliser le mariage. Sont-ils pour autant des pays décadents ? Mais la raison n’a plus droit de cité dans des débats qui se fondent sur des présupposés idéologiques et pas mal d’hypocrisie.
Rappelons-nous le bruit et la fureur ayant accompagné l’instauration du PACS, devenu depuis une forme de conjugalité hétérosexuelle très ordinaire ! Le mariage et la parentalité gays et lesbiens se banaliseront aussi, inéluctablement. Et je ne doute pas que des voix humanistes s’élèveront, dès aujourd’hui, également au centre et à droite, pour défendre un projet généreux, modernisateur, portant un coup décisif aux discriminations à raison de l’orientation sexuelle.
Nous, écologistes, croyons à ce progrès-ci. Le mariage homosexuel a très tôt figuré dans notre projet de société. On se souvient du mariage de Bègles, en 2004, célébré par le député-maire Noël Mamère. Nous voterons bien sûr le texte discuté aujourd’hui, même si nous regrettons que l’exécutif ne soit pas allé plus loin, ni n’ait toujours fait preuve de la même détermination que la Ministre de la Justice et la Ministre de la Famille. Dès août dernier, je déposais, au nom de mon groupe, une proposition de loi audacieuse, incluant notamment la PMA pour les couples de lesbiennes et la transcription sur les registres d’état civil des actes de naissance des enfants nés par GPA à l’étranger. Nos amendements nous permettront de rouvrir le débat, et de demander solennellement au gouvernement de s’engager sur le texte à venir sur la famille.
La qualité d’une démocratie se mesure à l’aune de son engagement pour l’égalité. Chaque acquis est à arracher avec les ongles. Le mariage et l’adoption pour tous, voilà une bataille que nous pouvons gagner. Mais d’autres suivront demain, tout aussi cruciales. Car l’égalité est un combat, et un combat sans fin.
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