Kivus : arrêter le cycle de la violence, construire une économie de paix

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Depuis plus d’une quinzaine d’années, les trois provinces des Kivus (Nord-Kivu, Sud-Kivu, Maniema) à l’est de la République démocratique du Congo (RDC), mais aussi les régions voisines de l’Ituri et du Nord-Katanga, sont ensanglantées par un long conflit effroyable, qui a causé directement ou indirectement plusieurs millions de morts sans qu’il soit possible de les dénombrer exactement (3 ? 5 ? 8 ?…). Et les cas de viols sont plus nombreux encore, pratiqués massivement comme armes de guerre. Il s’agit là d’un drame tout à fait majeur à l’échelle du continent et même de la planète, plus meurtrier que les guerres civiles au Biafra, au Soudan ou en Angola, probablement le conflit le plus grave depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

 

 

ANALYSE

Ce conflit est un des prolongements directs du génocide des Tutsis de 1994 au Rwanda. A la fin du génocide, fuyant sous l’arrivée du Front Patriotique Rwandais, de nombreux membres du Gouvernement Intérimaire Rwandais ayant piloté le génocide ainsi que des miliciens y ayant participé se réfugient aux Kivus. En 1996, Paul Kagame, nouvel homme fort du Rwanda, prend prétexte de cette menace aux portes de son pays pour aller massacrer une partie des camps de réfugiés hutus au Sud-Kivu avec l’Armée patriotique rwandaise. Le conflit aux Kivus se poursuit en 1997 par l’avancée de l’Alliance des forces démocratiques pour la liberté (AFDL) de Laurent-Désiré Kabila face aux Forces armées zaïroises de l’ancien président Joseph-Désiré Mobutu, puis entre 1998 et 2002 par la lutte fratricide que se livrent les deux rébellions du Rassemblement Congolais pour la démocratie (RCD) affiliées respectivement au Rwanda et à l’Ouganda : le RCD-Goma et le RCD-KML. Alors qu’un accord de paix a été trouvé sur l’ensemble du territoire congolais en 2003, soutenu par l’ONU qui avait dépêché dès 1999 une force de 17 000 casques bleu agissant sous chapitre VII (la Monuc puis Monusco), la guerre se maintient pourtant encore et toujours près de dix ans après aux Kivus. Elle se nourrit notamment de l’incapacité du gouvernement congolais, malgré l’aide de la Monusco, à reconstruire son autorité sur l’ensemble du territoire national.

 

L’enjeu de ce conflit est clair : sous couvert tantôt de faire la chasse aux derniers génocidaires hutus circulant à l’est de la RDC, tantôt de protéger les Tutsis congolais plus connus sous le nom de Banyamulenge, le Rwanda occupe directement ou, plus souvent, arme et soutient des milices qui entretiennent une économie de guerre aux Kivus. Celle-ci consiste en le pillage de divers minerais dont deux, le colombo-tantalite (coltan) et la cassitérite, sont indispensables à la fabrication de très nombreux composants informatiques produits par l’industrie asiatique avant d’être revendus assemblés en Occident sous forme de tablettes numériques et autres téléphones portables. Ces minerais transitent des Kivus aux ports africains de l’océan Indien (Dar Es Salaam, Mombasa…) en enrichissant une multitude d’intermédiaires organisés en réseaux, dont les têtes de pont se situent tantôt en Ouganda, au Burundi ou au Kenya, et plus souvent encore au sein de la hiérarchie militaire rwandaise[1]. Alors que le Rwanda reste un pays très pauvre (avec un revenu national par habitant inférieur à 600 dollars), il est devenu au cours des années 2000 le premier exportateur mondial de coltan, et on estime que les pillages militarisés issus du Kivus comptent pour plus de 20 % de son PIB. Un chiffre supérieur à ce qu’apporte au pays l’aide publique au développement (environ 17 % de son PIB).

Pour tenter de faire cesser l’hémorragie aux Kivus, il est donc nécessaire de comprendre l’importance économique stratégique que ces régions congolaises revêtent aux yeux du pouvoir rwandais, où dominent d’ex-combattants de l’Armée patriotique rwandaise majoritairement tutsie. Ces officiers sont d’anciens enfants qui ont fui le Rwanda indépendant à partir des années 1960 pour échapper aux multiples pogroms anti-Tutsis qui ont émaillé l’histoire du pays. Avec leurs familles, ils se sont réfugiés au Kenya, en Tanzanie, en Ouganda, trouvant à s’employer comme supplétifs d’armées nationales répugnant à aller réduire des rébellions dans les zones les plus hostiles de ces pays. Ils ne sont revenus au Rwanda qu’en 1994, reconquérant un pays ravagé par un génocide où nombre de leurs parents ont péri dans des conditions innommables. Ces survivants d’un peuple génocidé, estimant avoir été trahis par la communauté internationale qui a laissé massacrer les leurs en 1994, ont désormais la charge d’administrer et de redonner sa dignité à un des pays les plus pauvres de la planète.

 

Dans ce contexte, la prise de Goma par le M23 le 20 novembre 2012 peut se lire comme un nouveau coup de force du pouvoir rwandais : face à un pouvoir congolais toujours aussi lointain (Kinshasa se situe à 1600 km de là) et à une armée congolaise toujours aussi désorganisée (des capitaines des FARDC dorment avec leurs familles dans des camps de réfugiés autour de Goma), Kigali fait donner une milice affiliée pour montrer qu’il est toujours le maître de la région. En quelques jours, mettant en scène une respectabilité politique du M23, il montre qu’il est capable de fédérer la plupart des opposants politiques au président congolais Joseph Kabila et, profitant de sa réélection très discutée en novembre 2011, menace de le faire tomber. Une réprobation internationale un peu plus forte qu’à l’accoutumée – même le Royaume-Uni et les Etats-Unis, traditionnels soutiens de Kigali, crient au scandale – provoque bien vite le retrait du M23 de Goma. Mais, en l’absence d’une réaction militaire de la Monusco prétextant qu’elle ne peut appuyer une armée congolaise en fuite, le Rwanda comprend qu’il garde en fait la main aux Kivus. Il peut ainsi continuer de protéger des chefs miliciens qui servent son pillage des ressources kivuanes comme Bosco Ntaganda du M23 ou Laurent Nkunda de l’ancienne milice du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP), tous deux sous le coup de mandats d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes contre l’humanité, mandats jusqu’ici restés inappliqués.

 

PROPOSITIONS

Si la communauté internationale n’agit pas pour mettre fin à cette économie de guerre aux Kivus, ce cycle de violences généralisées lié à l’exploitation des ressources naturelles est sans fin. Pour enrayer cette dynamique du pire, la France et l’Union européenne pourraient prendre des initiatives militaires, judiciaires, économiques et législatives. Ces initiatives ont pour préalable la reconnaissance des responsabilités européennes et notamment françaises dans ce qui fut la cause initiale de l’embrasement des Kivus : le génocide des Tutsis au Rwanda.

 

Sur le plan humanitaire, la France devrait demander au Conseil de sécurité de l’ONU de donner mandat à la Monusco pour qu’elle favorise le déploiement et protège des hôpitaux de campagne dont les personnels seraient spécifiquement formés pour soigner les femmes victimes de viols, tant sur le plan physique que psychologique, de la prise en charge d’urgence jusqu’à la réparation de ces dommages.

 

Sur le plan militaire, la France devrait exiger au Conseil de sécurité de l’ONU une application effective du mandat des soldats de la Monusco, qui ont explicitement pour mission de protéger les civils quelle que soit l’aptitude à combattre des Forces armées congolaises ; l’Union européenne devrait en plus proposer l’envoi dans les Kivus d’une force de quelques centaines d’hommes à la compétence éprouvée et à la présence dissuasive, comme elle l’a fait ponctuellement pour libérer Bunia (Ituri) des milices en 2003 ou pour sécuriser les élections présidentielles de 2006 à Kinshasa.

 

Sur le plan judiciaire, la France devrait demander au Conseil de sécurité de l’ONU de donner mandat à la Monusco pour arrêter les suspects désignés par la CPI : il est choquant de constater que Bosco Ntaganda ait été vu plusieurs fois en train de jouer au tennis avec certains officiers de la Monusco ; il est en effet impératif de faire cesser le règne de l’impunité aux Kivus.

Sur le plan économique, l’Union européenne et la France devraient prendre l’initiative d’un grand plan de développement écologique pour les Kivus et le Rwanda : un plan suffisamment doté sur le plan monétaire pour inciter les intermédiaires congolais et rwandais à se détourner de l’exploitation militarisée des minerais ; un plan qui aurait pour finalité l’autosuffisance alimentaire des communautés kivuanes et rwandaises et s’appuierait sur des initiatives écologiques réussies dans la région (coopératives de producteurs kivuans de café relayées en Europe par Artisans du Monde, préservation et développement durable des écosystèmes locaux en faveur de la forêt au Rwanda[2]…) Ce plan de développement pour les Grands Lacs engloberait les aspects de droits humains, d’économie, de sécurité, de transport, de santé, d’éducation et bien sûr d’environnement. Il serait assorti d’une condition de retrait progressif de l’aide militaire du Rwanda aux milices opérant aux Kivus. Il aurait pour but de favoriser l’émergence progressive d’une économie de paix dans la région.

 

Sur le plan législatif, l’Union européenne et la France devraient œuvrer en faveur d’un mécanisme international de traçabilité du coltan et de la cassitérite, certifiant avant leur passage à l’usine que ces minerais n’ont pas été extraits en zones de conflit – ce mécanisme serait inspiré du « Processus de Kimberley » ayant cours dans l’industrie du diamant brut et assorti de lourdes sanctions pour les contrevenants[3] ; l’Union européenne et la France devraient également adopter une loi contre l’obsolescence programmée des produits informatiques, générant en aval de la filière des produits plus durables et en amont une demande nettement moins tendue en coltan et en cassitérite.

 

Pour être en mesure de formuler ces propositions et surtout de dialoguer sereinement avec le pouvoir rwandais, la France et l’Union européenne doivent reconnaître au plus vite leurs responsabilités dans le génocide tutsi de 1994 au Rwanda : pour l’Union européenne, celle d’avoir laissé faire ; pour la France, celle d’avoir au moins soutenu jusque très tard un régime rwandais qui s’apprêtait à commettre le pire… une responsabilité qui en tout état de cause reste à éclaircir (voir notre communiqué du 7 avril 2011[4]), si possible dès avant le 20e anniversaire du déclenchement du génocide, le 7 avril 2014.

 

Benjamin Bibas avec le groupe Afrique EELV,

le 4 décembre 2012
(mise à jour le 23 janvier 2013)

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