Une autre lasagne est possible, par Arnaud Daguin, chef cuisinier
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Tribune parue dans le journal Libération il y a trois jours.

C’est donc la société Spanghero, propriété du groupe Lur Berri, qui aurait fait le coup du cheval. Spanghero est cette famille de rugueux rugbymen passés glorieusement au cassoulet puis au négoce de viande avant d’être rachetée (la boîte, pas la famille) par Lur Berri. Lur Berri, «nouvelle terre» en basque, un joli programme à l’époque pour un groupement de paysans devenu depuis un des leaders de l’agro-industrie sans frontière. Car elle était bonne au départ, l’idée des coopératives agricoles ! Mutualiser les contraintes, étaler et disperser les risques, partager les savoir-faire, former les successeurs. Oui, l’idée était belle et elle a fonctionné, mais alors comment en est-on arrivé là et surtout comment en sort-on ? Petit rappel des faits.

Si je me souviens du temps où mes maigres études de socio me poursuivaient, l’agriculture chez l’Homo sapiens servait à le nourrir, et avec les aléas climatiques et les progrès techniques, grosso modo jusqu’au XIXe siècle, en Occident, ça a marché. Evidemment pas de façon équitable, mais bon, on produisait ce dont on avait besoin pour se nourrir, c’était le bon vieux temps du néolithique. Eh bien c’est fini, le néolithique ! Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Michel Serres le philosophe et le docteur Olivier Coudron, professeur de micronutrition. Pourquoi disent-ils ça, ces irréfutables ?

Parce que, depuis les années 60, on sait par des études publiées dans la littérature scientifique que l’homme ne produit plus ce dont il a besoin pour se bien nourrir, non, il produit ce que la machine à surproduire lui impose. Pourquoi ? Pour la rente financière, cette blague ! Qu’importe si le blé n’est pas panifiable et qu’on n’a pas besoin de toute cette viande, qu’importe si on salope durablement le biotope et si in fineon en crève socialement, écologiquement, sanitairement pourvu que la rente tombe et qu’on sauve les (quelques) emplois.

En fait, comprendre l’histoire des grands groupes agroalimentaires est simple si on lève le nez de l’encolure. D’abord, on a des paysans qui se regroupent pour tout un tas de bonnes raisons, ensuite et fort logiquement, ils descendent en aval des filières et prennent pied dans l’industrie. Là, ils ont besoin de sous et se mettent donc dans la poigne de la finance qui finit par édicter ses lois d’airain. Qu’importe le cheval pourvu qu’on ait la marge. Bon, maintenant qu’on le sait, on fait quoi ? N’ayant pas pour vocation d’aller briser mes lances sur ces moulins colossaux, je propose aux politiques un terrain stratégique : les cantines. C’est en effet le seul endroit où la prise est possible, la cantoche ! Voilà un secteur où nos enfants, à force de «précautions alimentaires» ingèrent des trucs sécurisés jusqu’à l’absurde mais insipides, pour ne pas dire dégueulasses, et que l’on jette à 60 % sans valorisation des déchets. A coup de cahiers des charges «burnés» pour la restauration collective publique, on pourrait désintoxiquer les générations qui arrivent de toute cette protéine animale. On sait qu’elle ne nous fait aucun bien aux proportions où elle est servie et de plus, on constate aujourd’hui que l’on ne sait même pas la contrôler. Cela permettrait, entre autres, de revaloriser le végétal qui présente une foule d’avantages dont certains insoupçonnés :

1) C’est bon pour la santé : 80 % de végétal dans notre alimentation est une proportion idéale.

2) C’est bon pour la terre que l’on épuise aujourd’hui à faire pousser de l’aliment pour bétail.

3) C’est bon pour l’eau qui devient un enjeu majeur (pour mémoire, il faut 1 200 litres d’eau pour produire 1 kilogramme de viande bovine.).

4) C’est bon pour l’emploi, les pistes ouvertes par les expériences de permaculture montrent que l’on peut produire sur 1 000 m² autant que sur un hectare en bio en employant plus de monde (cf. la ferme du Bec-Hellouin, les jardins de Mouscron, etc.).

5) C’est bon pour économiser l’énergie, la carotte n’a pas besoin d’être stockée à 4 °C ni de rouler à 110 km/h.

6) C’est bon pour la biodiversité, l’emploi accru des végétaux entraîne forcément les échanges de semences et les besoins en variétés différentes.

7) C’est bon pour la culture en général, tant il est triste de voir comme la prédominance de la bête dans la cuisine écrase les savoir-faire légumiers.

8) C’est bon pour la sécurité alimentaire, il y a beaucoup moins de germes pathogènes potentiels dans le végétal que dans l’animal. Cela permettrait peut-être aux pensionnaires des maisons de retraite de consommer leur production potagère et culinaire au lieu de les jeter pour raisons prophylactiques.

9) C’est bon pour les filières carnées elles-mêmes, car en retrouvant une rareté relative, elles reprendraient une valeur qu’elles ont aujourd’hui largement perdue.

10) Ah j’oubliais le principal, c’est BON tout court !

L’idée ici n’est pas d’interdire ni de stigmatiser, seulement demander qu’une vraie réflexion soit menée à laquelle il serait opportun d’associer des chefs de cuisine motivés par le sujet. Tout un travail reste à faire pour sortir de l’ornière alimentaire dans laquelle nous sommes embourbés. Nos habitudes actuelles ne sont pas si anciennes, il y a un siècle, seule une petite élite consommait de la bestiole au rythme où on le fait aujourd’hui et d’ailleurs, elle en crevait volontiers.

Mettre sa créativité au service du végétal est un objectif formidable pour un cuisinier. Que le sacrifice d’une bête soit la cerise sur le gâteau d’un savoir-faire culinaire et non plus le maigre affluent d’un océan de «minerai», puisque c’est le nom de ce cocktail de muscles, d’os, de viscères et de collagène qui tient lieu de viande en vrac !

Alors vive les lasagnes aux légumes variés et mort aux lasagnes à la viande avariée !