Doux : lettre ouverte au Premier Ministre
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Monsieur le Premier Ministre Jean-Marc AYRAULT,

En vacances dans la presqu’île de Rhuys vous êtes au cœur du drame qui empoisonne la vie économique et agricole bretonne depuis le début de l’été. Préoccupés par le sort des milliers de salariés et des centaines d’exploitants concernés, nous souhaitons, au-delà des aspects sociaux et économiques du dossier, vous amener à une réflexion politique plus large en nous appuyant sur les évidences mises en lumière par l’effondrement du groupe Doux. Nous souhaitons vous faire partager nos réflexions sur deux aspects essentiels du dossier :

  • la non pertinence des Tribunaux de commerce sur de tels dossiers ;
  • la nécessaire refonte de la filière avicole française.


Loin de nous l’idée de mettre en cause l’intégrité et l’honnêteté des trois magistrats consulaires du Tribunal de Commerce de Quimper qui se sont prononcés mercredi dernier sur le dossier Doux mais force est de constater l’énormité de l’écart entre une justice locale, corporatiste et d’exception avec les intérêts en cause. Il ne s’agit pas de sceller le sort d’un boutiquier ayant fait de mauvaises affaires dans son quartier mais de dire l’avenir d’une multinationale de l’agro-alimentaire qui emploie des milliers de salariés non seulement dans le Finistère mais sur l’ensemble du territoire national qui, par ailleurs, est l’activité principale de centaines de paysans du grand ouest comme de sous-traitants, dont les transporteurs sont les plus représentatifs. Il y a, Monsieur le Premier Ministre un vrai hiatus entre notre organisation juridictionnelle et les réalités de la mondialisation.

Les historiens du droit notent que les Tribunaux de commerce sont nés à la fin du Moyen Âge pour régler des différends entre marchands et que leur dernière grande réforme date de… 1790. Depuis la Révolution ne sont intervenus que des aménagements qui ne prennent pas la mesure des bouleversements économiques de nos sociétés. Au début des années 2000 la réforme de la juridiction commerciale avait été envisagée puis… enterrée. Ne serait-il pas temps, Monsieur le Premier Ministre, de remettre cet ouvrage sur le métier ?

Mais, dans l’urgence, il serait opportun qu’au nom de l’intérêt public et sur instruction du Garde des Sceaux le Procureur de la République s’interroge réellement sur l’opportunité d’un dépaysement de ce dossier. Il serait malheureux qu’un recours sur ce thème vienne, dans quelques mois, mettre à bas les décisions prises à la hâte à Quimper.

Dans le même ordre d’idée, les pouvoirs publics, parties au dossier notamment au travers des créances de l’Etat, pourraient sous votre impulsion s’interroger sur la responsabilité personnelle et pécuniaire des propriétaires et gestionnaires de Doux. Nous avons tous, dans nos entourages, des exemples malheureux de petits entrepreneurs mis sur la paille avec leur famille parce qu’ils avaient déposé le bilan de leur entreprise. Il y a, là aussi, comme une incongruité à voir des capitaines d’industrie continuer à donner des leçons à la terre entière alors qu’ils ont conduit leurs salariés à Pôle Emploi et les paysans à la ruine. Les populations concernées par la déconfiture prévisible de Doux ont besoin d’avoir l’impression que le dossier n’est pas seulement un débat entre experts-comptables ou chasseurs de primes mais est réellement évalué à sa juste mesure par votre Gouvernement et vos Ministres.

L’autre versant que nous souhaitons évoquer ici est la dimension nationale et européenne d’une filière agro-alimentaire majeure dont la situation risque d’être aggravée par la spéculation sur les prix des matières premières dont les céréales et les protéines. Vous n’ignorez pas que l’Europe, et pour l’essentiel la France, importe chaque année 740 000 tonnes de produits volaillers à haute valeur ajoutée alors qu’elle exporte 1,2 millions de tonnes de produits bas de gamme. Conséquence de ce déficit en volume : un déficit commercial de 800 millions d’euros. Vu sous un autre angle c’est un marché intérieur à reconquérir, nous y reviendrons. Cette aberration économique est motivée par les règles actuelles de la Politique Agricole Commune qui octroie de larges subventions à des exportations fondées sur l’alimentation des volatiles exportés avec les protéines végétales d’importation sans tenir compte le moins du monde de la qualité de ce poulet export, et des conséquences sur la destruction des agricultures paysannes des P.E.D.

C’est à travers ce processus que les firmes de Charles Doux ont pu accaparer plus d’un milliard d’euros de fonds européens ces quinze dernières années. C’est ce qui explique l’appétit du consortium Sofiprotéol sur la pérennité d’un débouché majeur pour les grands céréaliers français pour la reprise de Doux, sans proposition globale sur la reconversion d’un modèle à bout de souffle. La manne qui allait jusque-là au transformateur Doux irait directement chez les producteurs de céréales… Est-ce à Sofiprotéol de définir les grands axes de la politique agricole française et européenne ?

Monsieur le Premier ministre, vous ne pouvez, comme nous, vous satisfaire d’aucune des solutions proposées au tribunal de Quimper : continuer avec Charles Doux/Barclays, en ayant coupé la branche déficitaire du frais qui jettera 1 700 salariés sur le carreau ou se jeter dans les bras de Sofiprotéol qui laissera sur le bord du chemin plus de 200 éleveurs et plus encore de salariés sans le moindre engagement de reprise des créances aux éleveurs.

Juste une incise à ce moment de notre propos : là aussi nous nous interrogeons sur une autre confusion des genres à relents d’ingérence entre Xavier Beulin, Président de Sofiprotéol et Beulin Xavier, Président de la FNSEA. Là non plus il n’y a pas d’infraction constituée mais comme un doute dans la transparence que nous estimons nuisible à l’ordre public. Est-il acceptable qu’un industriel utilise une double casquette pour imposer le silence aux membres de son syndicat ?

Arrivés à ce point de notre courrier nous souhaitons instamment que vous puissiez provoquer une réflexion de fond sur l’avenir de la filière avicole française pour la doter d’un plan ambitieux d’accompagnement et de reconversion, secteur par secteur d’activité, entreprise par entreprise. Cela fait cinquante ans que nous avons perdu le contrôle du développement de cette filière qui, après la déconfiture du groupe Bourgoin, entraîne pour des raisons proches le déséquilibre, voire l’anéantissement de toute une filière à des conséquences qui vont bien au-delà du périmètre de Doux.

Nous avons la conviction que la reconquête du marché intérieur européen est possible pour peu que l’on s’en donne le temps et les moyens. L’aviculture est, par excellence, la production qui transforme le mieux les protéines végétales en protéines animales, qui n’a pas d’interdit religieux, qui correspond à une demande alimentaire en croissance. Cette production doit être économiquement et politiquement « encadrée », elle doit progressivement sortir des fourches caudines des multinationales ; en outre le statut de l’éleveur doit évoluer et sortir du carcan imposé par la loi de 64 cousue main pour des opérateurs industriels sans aucune garantie pour les paysans en cas de dépôt de bilan du donneur d’ordre. L’outil industriel existe même s’il est parfois obsolète, les équipements d’élevage fonctionnent même si, faute de moyens, certains élevages croulent un peu mais le savoir-faire industriel et agricole est là. Les éleveurs ne sont pas très fiers de livrer des animaux de trente jours qui ne tiennent pas sur leurs pattes. Si le marché se construit sur d’autres bases ils sont capables et seront fiers de produire des animaux de qualité répondant aux souhaits des consommateurs, respectueux des chartes environnementales et de bien-être animal.

Monsieur le Premier Ministre, ne laissez pas passer cette chance de construire dans notre pays une filière avicole durable, respectueuse de la ressource et des hommes qui la font vivre. Le coût économique de la catastrophe sociale qui se profile, si le dossier Doux continue sur sa lancée, sera bien supérieur aux investissements nécessaires à la création d’une filière avicole exemplaire, créatrice d’emplois et de valeur ajoutée. En continuant sur la pente amorcée à Quimper nous risquons de nous mettre dans une situation identique à celle de notre sidérurgie : faute d’avoir su ou voulu prendre le problème à sa base nous avons confié ce patrimoine industriel à un capitalisme mondialisé pour qui les ouvriers de Gandrange, Florange ou Dunkerque ne sont que des variables d’ajustement d’un marché cyclique.

Nous tenons également à vous signaler avec insistance que les projets présentés au Tribunal de commerce de Quimper semblent totalement faire abstraction d’une réalité européenne : la réforme de la PAC va interdire au plus tard en 2017 les restitutions que nous connaissons aujourd’hui et qui ont fait la fortune de Charles Doux. Serait-il sérieux de mettre aujourd’hui des moyens publics dans une architecture de filière qui va s’effondrer à nouveau dans moins de cinq ans ? En période de crise financière grave, où les moyens publics doivent être mis en œuvre avec justesse et parcimonie, nous ne pouvons croire que Stéphane Le Foll et Guillaume Garot puissent se hasarder sur ce chemin-là.

En dernier lieu, nous souhaitons attirer votre attention sur l’extrême vigilance avec laquelle la Commission européenne veille désormais à la bonne utilisation des fonds qu’elle octroie au travers de ses différentes politiques. En ce qui concerne les restitutions à l’export, les contrôleurs européens ont une vigilance particulière sur la conformité des produits exportés avec le cahier des charges préalables. Certaines alertes nous font craindre que notre filière avicole puisse, dans certains cas, tomber sous le coup de cruels redressements. Là aussi il serait dommageable qu’une solution portée par votre administration soit montrée du doigt de ce chef assimilable à une escroquerie sur la qualité.

Monsieur le Premier Ministre, nous savons toute l’attention que vous portez à ce dossier malgré la multiplicité des chantiers que vous avez ouverts et pour lesquels vous avez notre soutien. C’est dans ce cadre que nous soumettons à votre appréciation les remarques et suggestions que nous vous proposons dans cette lettre ouverte.

Acceptez, Monsieur le Premier Ministre, l’assurance de notre très haute considération et soyez assurés que nous sommes à votre disposition pour mener plus avant ces réflexions si vous le souhaitez.

Christophe Dougé, Conseiller régional des Pays de la Loire
René Louail, Conseiller régional de Bretagne
Serge Morin, Vice-président du Conseil régional de Poitou-Charentes