Réponse élaborée par la commission Agriculture et ruralité et la commission Recherche des Verts à la consultation INRA 2014, le 10 avril 2010
Pour une autre recherche agronomique, accompagner les innovations paysannes pour un développement agricole durable
Depuis le milieu du XXe siècle, l’ensemble des institutions de recherche agronomique et de développement agricole a œuvré avec comme mot d’ordre quasi-exclusif l’augmentation de la production et des rendements, et l’INRA n’y a pas fait exception. Si cette orientation « productiviste » pouvait se comprendre après la seconde guerre mondiale, elle est devenue obsolète dès les années 1970. Or, jusqu’à ce jour, la recherche, qui devrait pourtant anticiper les enjeux futurs, est restée globalement sourde aux nouvelles attentes de la société et aux conséquences néfastes des orientations prises, pour les terres comme pour les hommes qui les travaillent :
D’une part, la recherche incessante de compétitivité est allée de pair avec une intensification et une spécialisation toujours plus poussées des systèmes de production agricole. Les énormes investissements qu’a nécessité cette orientation ont conduit à une recherche focalisée sur l’augmentation de la rentabilité et à la pratique d’itinéraires techniques standards à grande échelle dans des conditions de plus en plus homogènes, y compris en termes de production animale. Ceci a contribué à la disparition progressive des systèmes fondés sur la polyculture-élevage, à un « divorce » croissant entre les cycles du carbone et de l’azote (diminution des taux d’humus dans les sols, pollution des eaux par les nitrates), à un usage systématique des pesticides chimiques et à des pratiques d’élevage concentrationnaires au mépris du bien-être des éleveurs et des animaux.
D’autre part, nombreux ont été les agriculteurs qui n’ont pas pu réunir les moyens nécessaires pour investir sans cesse d’avantage et « rester dans la course » à la compétitivité. D’où le départ précipité de nombreux paysans vers les villes et la « désertification » préjudiciable de régions entières dont le seul tort est d’être moins favorables que les autres à la mise en œuvre des nouvelles techniques normalisées. Là encore, si l’exode rural correspondait à l’apport de main d’œuvre industrielle pendant les 30 glorieuses, l’antienne du maintien du nombre d’agriculteurs ou l’augmentation des installations est démentie chaque jour par les faits, sans que la spirale de concentration diminue à horizon prévisible.
Si la responsabilité des conséquences de cette agriculture productiviste ne revient pas à la seule recherche agronomique, les orientations de la recherche participent largement de cette situation, faisant des institutions de recherches les alliés objectifs, pour ne pas dire les promoteurs, de cette évolution néfaste à nos yeux.
Depuis moins d’un siècle, la recherche agronomique officielle a déployé surtout ses efforts sur la sélection ou la fabrication de variétés végétales à haut potentiel de rendement photosynthétique à l’unité de surface, dont les produits devaient répondre de plus en plus aux normes de « qualité » exigées par la transformation agro-industrielle. Au nom des économies d’échelle, pour rentabiliser au plus vite les investissements de la recherche, il ne fallait sélectionner qu’un nombre limité de variétés pour pouvoir les cultiver en diverses saisons et sous différentes latitudes, indépendamment de celles des quelques stations expérimentales de sélection. Les coûteux investissements réalisés dans la recherche génétique devaient ainsi théoriquement pouvoir bénéficier d’emblée au plus grand nombre possible de producteurs. Mais de façon à pouvoir strictement comparer leurs potentiels génétiques, toutes choses égales par ailleurs, les nouvelles variétés ont le plus souvent été testées en stations expérimentales, dans des conditions écologiques et techniques parfaitement maîtrisées et artificialisées : parcelles planes bénéficiant d’une totale maîtrise de l’eau, sols profonds et de grande « fertilité naturelle », emploi d’engrais chimiques et de produits phytosanitaires, implantation de chacune des variétés en « culture pure », sans association avec d’autres espèces végétales, etc.
D’où le fait que les nouveaux cultivars n’ont ensuite été capables d’exprimer pleinement leurs potentiels génétiques que moyennant le recours à de nouvelles infrastructures et l’emploi de grandes quantités d’engrais minéraux et de produits phytosanitaires. Il fallut donc procéder presque toujours à de gros investissements en matière d’irrigation, de drainage, de travail du sol, et de lutte chimique contre les plantes adventices et les insectes prédateurs, avec pour effet de standardiser, simplifier et fragiliser exagérément les agro-écosystèmes. Les hauts rendements obtenus avec les nouvelles variétés n’ont donc pas seulement exigé des dépenses importantes de la part des agriculteurs mais se sont aussi parfois traduits par des coûts écologiques et sanitaires non négligeables pour la société dans son ensemble. Les rendements n’augmentent plus dans les mêmes proportions qu’autrefois et tendent même parfois à baisser, lorsque du fait des nouvelles pratiques agricoles, apparaissent de graves déséquilibres écologiques : prolifération d’insectes prédateurs résistants aux pesticides, multiplication d’herbes adventices, épuisement des terrains en oligo-éléments, salinisation des sols mal irrigués et insuffisamment drainés, disparition des zones humides, etc.
A l’opposé de cette démarche uniformisatrice et non durable, nombreuses sont encore les paysanneries qui, par choix ou simplement faute de disposer des moyens nécessaires pour « mettre à profit » les nouvelles variétés issues des stations expérimentales, continuent de pratiquer des systèmes de production agricole hautement diversifiés, permettant la cohabitation durable d’un grand nombre d’espèces, races et variétés, domestiques et spontanées.
Ces agriculteurs pratiquent encore une sélection artisanale d’espèces, races animales et variétés végétales adaptées aux écosystèmes dans lesquels ils cultivent les plantes ou pratiquent l’élevage. Ils adaptent au mieux les systèmes de culture et d’élevage aux conditions écologiques environnantes : adaptation aux sols, aux microclimats, aux prédateurs, aux insectes, aux “mauvaises” herbes, etc. Ils privilégient alors la croissance et le développement des plantes et animaux sélectionnés, sans avoir nécessairement à remanier totalement les écosystèmes d’origine ni à éradiquer totalement les éventuels concurrents, prédateurs et agents pathogènes. Les systèmes de production mis en œuvre par ces paysans permettent souvent de tirer au mieux profit des cycles du carbone, de l’azote et des éléments minéraux, tout en limitant les consommations d’engrais chimiques, de carburants et de produits phytosanitaires. Ces systèmes font preuve d’une relativement grande efficacité en matière de rendement calorique et protéique à l’hectare. Mais ils restent encore trop peu étudiés par les instituts de recherche agronomique et de développement rural, publics et privés.
Une profonde mutation de la recherche en agriculture est aujourd’hui indispensable, en termes épistémologiques comme d’objectifs. Une véritable approche pluridisciplinaire doit émerger, associant étroitement agronomie, environnement, sciences sociales, éthique. Ce champ de recherche étant au contact direct de la société (paysans mais aussi alimentation humaine), il est particulièrement important que les priorités en matière de budgets, thématiques et protocoles soient préalablement discutées et débattues par des instances où seront notamment représentés les agriculteurs dans leur diversité, les associations de consommateurs et les associations de protection de la nature et de l’environnement. De ce point de vue, cette consultation va dans le bon sens, mais doit être prolongée par des instances d’évaluation et de suivi permanentes.
De même, l’évaluation des équipes de recherche et des laboratoires doit pleinement intégrer l’adéquation de leurs travaux aux exigences du développement durable. L’individualisation et la quantification croissante (bibliométrie notamment) de l’évaluation des chercheurs est à cette égard dangereuse, car elle limite la capacité des scientifiques à explorer des voies originales, à faire montre de créativité, à explorer les voies de la pluridsciplinarité qui devraient pourtant être un fondement de la recherche agronomique. La spécialisation extrême à laquelle poussent ces systèmes d’évaluation ne permet pas l’indispensable retour d’expérience qui doit pourtant être au coeur de la démarche de scientifiques travaillant en prise directe sur le réel. L’ensemble du mode d’évaluation des chercheurs et des recherches menées est donc à revoir, et ce point devrait être, à nos yeux, un chantier prioritaire de l’INRA pour ce prochain programme d’orientations. Ainsi, les programmes de recherche en agronomie devraient comprendre un suivi attentif des techniques agricoles et une évaluation rigoureuse des expérimentations paysannes, sans préjuger de ce qui serait “meilleur” pour les agriculteurs. Par ailleurs, les obstacles à l’accroissement des productions agricoles n’étant pas seulement d’ordre agro-écologique mais aussi social (structures agraires injustes, législations foncières inadéquates, conditions inégales de concurrence), la recherche en agronomie devrait être couplée systématiquement avec les recherches en sciences sociales et en écologie pour mettre en évidence les fondements agro-écologiques et socio-économiques des systèmes de production actuellement pratiqués par les diverses catégories d’agriculteurs. Au lieu de cela, les rapports de force actuels mettent largement la recherche agronomique au service d’un système économique financiarisé et court-termiste, trop peu soucieux des enjeux environnementaux et sociaux.
On notera pour mémoire la très faible place laissée à certaines disciplines emblématiques des thèmes annoncés, par exemple l’éthologie et l’éthique animale, ou la philosophie quant au rapport homme/nature et à son évolution, sujets par exemple déterminants à nos yeux. Plus que les orientations proposées dans les 7 thèmes présentés, nous voulons donc insister sur la nécessité d’un changement de méthodes. C’est ainsi que pour développer des recherches pertinentes sur l’agro-environnement, il ne suffit pas d’en proclamer la priorité, mais il faut aussi mettre en lien le savoir et les contraintes des paysans, les compétences de chercheurs en mêlant plusieurs disciplines, les besoins des collectivités par exemple sous forme de sites pilotes expérimentaux représentatifs du réel. De même, les priorités de recherche pour une agriculture durable n’ont de sens que si les résultats se traduisent par un enseignement et une formation réorientées dans ce sens et sur la base des résultats de ces travaux, dont la dissémination et la valorisation font partie intégrante des organismes de recherche.
Enfin, la sectorisation extrême des disciplines est antinomique de recherches pertinentes dans les domaines de l’agriculture biologique et de l’agro-écologie. La création de pôles de recherche autonomes permettant une approche mieux adaptée aux démarches globales, dans ces domaines, apparaît donc souhaitable, à l’opposé de l’organisation en départements et laboratoires spécialisés qui perdure encore à l’INRA. Davantage de moyens, humains notamment, au service de la recherche en agriculture biologique contribueraient à renforcer la compétitivité de la filière française sur le long terme, tout en maintenant les passerelles avec les autres organismes européens déjà très engagés sur le sujet.
C’est ainsi que, si nous approuvons la réorientation des priorités affichées dans le sens de la durabilité des méthodes et techniques agronomiques, ce ne seraient que des pétitions de principe sans effet si ces priorités ne se réaccompagnent pas d’un profond renouvellement de l’organisation et des méthodes de travail de l’Institut.
Les Verts suggèrent donc à l’INRA, pour aller dans le sens d’une agriculture durable :
• d’inverser la répartition des crédits de recherche entre biotechnologies, ou le « high tech », et la recherche sur le « low tech » : les pratiques locales, allant dans le sens de l’autonomie, utilisant les savoirs paysans, recourant aux services rendus par les écosystèmes ;
• d’encourager les recherches systémiques ;
• de ne jamais perdre de vue, dans les objectifs de toute recherche agronomique, l’ensemble des objectifs de durabilité (autonomie, biodiversité, qualité des sols, de l’eau, de l’air, santé et bien-être des hommes et des animaux, moindres émissions de gaz à effet de serre et utilisation d’énergie, plus forte résilience aux contextes chaotiques économiques et climatiques…) ;
• d’orienter massivement les crédits sur la recherche en agriculture biologique et en agro-écologie en développant notamment des sites pilotes mettant en lien le savoir et les contraintes des paysans, les compétences de chercheurs en mêlant plusieurs disciplines, et en prenant en considération les besoins des collectivités ;
• en créant en particulier un pôle de recherche agro-écologique pour concentrer les efforts, et éviter que la recherche dans ce domaine ne soit disséminée sur des demi ou quart temps de quelques chercheurs isolés ;
• d’analyser l’influence du mode d’évaluation de la recherche (des chercheurs et des institutions, y compris à l’échelle internationale) sur l’ouverture de la recherche à l’agro-écologie… et d’en tirer des conséquences ;
• d’opérer un rapprochement entre l’INRA et les universités, notamment en écologie et en sociologie ;
• de veiller au transfert des résultats de recherches fondamentales qui potentiellement permettraient de faire avancer l’agro-écologie mais restent pour l’instant coincés dans les champs conventionnels du fait de la trop forte sectorisation et de la recherche d’excellence disciplinaire.
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